Dès lors que l’art contemporain est un art en train de se faire, de s’inventer tout en réinventant l’art, il est inévitablement confronté au risque d’être incompris, fût-ce par le désormais célèbre «spectateur émancipé» que Jacques Rancière a récemment lancé sur la scène de la pensée. Si, comme le disait Proust à propos des beaux livres, les œuvres contemporaines sont «écrites dans une sorte de langue étrangère», comment engager un dialogue artistique, et sensible, avec elles? Comment tout bonnement tisser des liens féconds de compréhension avec les œuvres que l’on découvre au fil des expositions? Force est en effet de constater que ce n’est pas toujours chose facile.
Une large part des œuvres plastiques contemporaines reste en effet assez impénétrable au seul regard. Comme un héritage de la grande épopée des avant-gardes — en gros de Duchamp aux arts conceptuel et minimal —, et en raison de la formation théorique de plus en plus poussée des artistes, se manifeste aujourd’hui une propension croissante à conceptualiser les pratiques artistiques. Au point que certaines œuvres — et expositions — sont tellement cryptées selon des codes plus conceptuels que visuels qu’elles s’avèrent rétives à une appréhension sensible spontanée. Au détriment du plaisir de voir.
Dans cette situation, l’accès aux œuvres requiert la mobilisation d’un paratexte de plus en plus lourd: à la fois un péritexte (titres, sous-titres, cartels, communiqués de presses, avertissements, notes, etc.) et un épitexte (critiques, entretiens, manifestes, études, etc.). Autrement dit, en art contemporain le visible devient de plus en plus tributaire du lisible pour prendre consistance et sens.
Cette dérive langagière et (pseudo) conceptuelle de l’art est également favorisée par l’action — et la formation — des commissaires qui sont du côté de la conception d’expositions et non de la production d’œuvres.
Par exemple, l’actuelle exposition du Plateau, «Les vigiles, les menteurs, les rêveurs» conçue par Guillaume Désanges, présente des pièces dont certaines sont si hétéronomes que la question de leur statut d’œuvre se pose, et si hétérogènes que l’on peine à les lier entre elles par une logique, de sens ou même de sensation, fût-elle fugace. Cette résistance que l’exposition oppose au regard et à la pensée suscite un sentiment d’exclusion et de frustration.
Ce n’est qu’en lisant le propos du commissaire dans le Journal de l’exposition (gratuit) que s’esquissent quelques éléments de compréhension de la démarche «curatoriale» adoptée, et de la réflexion théorique plus que véritablement esthétique qui la sous-tend. La réception de l’agencement sensible qu’est l’exposition passe ainsi, pour le spectateur curieux — sinon «émancipé»! —, par la lecture d’un paratexte de quatre-vingts pages. Le visible est subordonné au lisible, le plaisir de voir à un devoir de lire, et finalement tributaire d’une conception des images et de l’artiste qui s’avère pour le moins discutable.
L’exposition «Les vigiles, les menteurs, les rêveurs», qui constitue le troisième volet d’un programme «Èrudition concrète», vise à présenter différentes versions d’un «principe documentaire au sens large» fonctionnant sur d’autres modes que les critères classiques de l’objectivité, l’exhaustivité, ou la rigueur.
Autre parti pris: les pièces (sinon les œuvres) exposées sont dues à des artistes autant qu’à «des juristes, rapporteurs, enquêteurs ou vigiles». Mais les disparités d’usages et de régimes esthétiques de ces pièces et œuvres sont ignorées afin de privilégier ce qui est supposé leur être commun: cette fonction de transmettre un message, et cette façon de «subordonner la forme à un souci d’efficacité».
L’«usage fonctionnel» (documentaire) est opposé aux usages esthétique et fictionnel, comme les «vigiles» le sont aux «rêveurs» et aux «menteurs». Et partout, dans cette démarche charpentée autour d’oppositions binaires, l’esthétique et la forme sont considérées comme des entraves à l’efficacité documentaire.
Pour illustrer son propos, Guillaume Désanges conçoit un «schéma de travail» composé de façon très cartésienne de deux axes orthogonaux où, horizontalement, le pôle «documentaire, des vigiles» s’oppose au pôle «fiction, des menteurs», et où, verticalement, l’«esthétique, des rêveurs» est le symétrique de la «politique, des urgentistes».
Au lieu de conforter ces oppositions très convenues, l’enjeu aurait pu être au contraire de les dynamiser en faisant éprouver comment, par exemple, les «vigiles» (documentaire) sont inséparablement et différemment «rêveurs» (esthétique) et «menteurs» (fiction).
Mais il n’en est rien. La place des textes dans l’exposition témoigne de l’essor d’une sorte de néo-conceptualisme en art, à moins qu’il ne s’agisse de la résurgence d’un crypto-conceptualisme, une version abâtardie de conceptualisme qui ne parviendrait guère qu’à exprimer une frayeur devant le caractère intempestif et infiniment éloquent des formes.
Cette frayeur, qui se manifeste dans la façon de soumettre les formes à «la nécessité et à l’urgence» des fonctions, et à les enfouir sous un arsenal de textes et de paratextes, repose en fait sur une conception très conventionnelle — éminemment cartésienne — des formes, du document, et des modes de significations visuelles.
La forme n’est pas l’envers ou l’entrave du contenu. Bien au contraire, l’un et l’autre sont intimement liés: «La forme, c’est du contenu sémidenté», rappelle avec force Theodor Adono dans sa Théorie esthétique.
Le document ne s’épuise pas dans la mission d’un «message à transmettre» de façon neutre, comme le croient les conceptions mécanistes de l’information. La transmission n’est jamais séparée d’une expression, d’une mise en forme, ainsi que de bruits et de distorsions, volontaires ou non, qui transforment, brouillent, ou travestissent le message. Et le font dériver entre la fiction, l’esthétique et la politique.
Quant au fait d’opposer la «fiction» au «documentaire», comme le faux au vrai, ou encore de laisser un rédacteur du Journal de l’exposition s’empêtrer dans une conception éculée de «l’image photographique, considérée comme un enregistrement neutre de la réalité, bénéficiant d’une présomption de vérité»: tout cela révèle que l’appareil conceptuel qui sous-tend l’exposition est lui-même sujet à caution. Tant à propos des images que des artistes.
Les artistes sont en effet considérés comme des «passeurs actifs et interventionnistes qui répercutent l’information quitte à la maquiller». Interprètes, arrangeurs, passeurs, les artistes ne sont curieusement à aucun moment présentés pour ce qu’ils sont: des producteurs qui, dans un processus de travail artistique singulier sur leur matériau (et non leur médium!) produisent (et non transmettent!) des formes, des agencements, des sensations, des expressions, des significations, des sens.
En fait, ce texte et le «plan de travail» sont avant tout des récits nimbés de fiction. Et, s’ils font advenir du savoir, c’est sur le mode du «maître ignorant» cher à Jacques Rancière: par eux, mais hors d’eux.
Ce savoir induit par delà les fictions pourrait être celui-ci: l’art contemporain est contaminé par une double offensive, du lisible sur les œuvres, et de la communication sur les artistes. Cette offensive se traduit à la fois par une soumission des formes au pouvoir des textes, et une métamorphose des artistes en communicants.
Tout cela étant évidemment politique. A moins qu’il ne s’agisse, là encore, que d’une fable…
André Rouillé
«Les vigiles, les menteurs, les rêveurs. Édition concrète 3» par Guillaume Désanges. Exposition au Plateau, 16 sept.-14 nov. 2010.
— Lire le Journal de l’exposition, 80 p.
— Lire la critique par Céline Piettre, paris-art.com