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La petite moitié

Edouard Montassut. Même si la peinture est ton médium de prédilection, ta pratique oscille entre plusieurs disciplines. Peut-on revenir brièvement sur ton parcours et sur la place que tu accordes à ce médium?
Jonathan Binet. En fait, la peinture est arrivée assez tard. J’ai fait les Beaux-Arts à Saint-Etienne puis à Paris. La première moitié fut principalement consacrée à la pratique du dessin, du tracé, de la ligne et de leur possible devenir-peinture. Changer d’école et d’atelier a favorisé mes premiers essais en peinture. Au début, j’ai cherché comment mettre en place des dispositifs qui nécessitaient l’utilisation de ce médium. Cela entrait en résonance avec mes recherches dans le dessin. J’ai alors cherché un fonctionnement à la peinture et suis passé de l’échelle de la main à celle du corps; du dessin à la peinture. Cette première impulsion m’a donné de l’élan, ça m’a entraîné vers le mur et donc vers l’espace d’exposition dans lequel je suis entré.

Les gestes et les actions que tu réalises en peinture sont issus de protocoles élaborés en amont. Comme s’il y avait préméditation. Est-ce pour toi un moyen pour arriver à un résultat précis?
Jonathan Binet. La seule précision que j’obtiens toujours, c’est la surprise. En souhaitant faire quelque chose, c’est-à-dire en projetant mentalement un geste ou une action, j’ai l’impression que la réalisation est à la fois proche et éloignée du résultat que j’avais imaginé. C’est un peu comme quand je lis un roman, je pense souvent à l’écart qui existe entre l’impression que j’en ai à travers son titre et l’expérience que j’en fais en le lisant. Ceci génère une tension. La tension qui m’amène à travailler est du même ordre. Si le résultat d’un protocole ne me semble pas juste, puisque c’est tout de même le résultat qui m’intéresse, je me laisse le droit de revenir dessus. C’est le minimum, n’est-ce pas? Il m’arrive alors de tout repeindre en gris: c’est le cas des trois peintures intitulées Sans titre (2012) qui ouvrent l’exposition.
Il y a toujours un fossé entre la chose envisagée et le résultat. Dans l’exposition, il y a un tableau qui s’intitule De dos/De face (2009-2012) qu’il a fallu refaire sur place puisque j’utilise le tableau comme pochoir pour peindre sur le mur. Il a été peint en trois étapes, ce qu’illustrent les trois couleurs: bleu, violet, noir. La quatrième étape, c’est l’accrochage du tableau. L’écart entre la première version réalisée en 2009 dans mon atelier et celle-ci est palpable, mais ce n’est pas ce qui m’intéressait ici, de toute façon peu de gens peuvent le voir. L’idée était plutôt de rejouer cette situation dans l’optique de créer une cinquième étape, montrer ce tableau dans un nouveau contexte.

N’est-il pas paradoxal de parler de préméditation alors qu’il y a de l’action? Comment la préméditation peut-elle habiter le passé et être perçue et appréciée dans le présent?
Jonathan Binet. Je suis fasciné par les croisements de chronologies et les nœuds temporels. J’ai l’impression que c’est ce qui prévaut dans ma manière de travailler. Lorsque j’ai rencontré Alexis Vaillant au Capc, en janvier, je lui ai parlé d’une intuition sur la possibilité d’agir sur le passé depuis le futur. Ses yeux ont brillé. Cette réflexion vient d’une volonté de justifier, après coup, une chose qui est arrivée presque par hasard.
S’il y a un paradoxe dans la préméditation il pourrait se situer là chez moi. Dans L’Invention de Morel que j’ai lu l’été dernier alors que je travaillais sur l’exposition, Adolfo Bioy Casares parle de «l’influence de l’avenir sur le passé». Cette citation confirme ce qui se trame dans ma pratique: si les traces de pas, coups de pinceaux et défauts de fabrication sont bien derrière moi, ils font toujours face au visiteur. Littéralement, c’est du temps qui passe. N’est-ce pas une autre définition de la préméditation?

On dirait que tu cherches délibérément l’imprévisible. Pourquoi tendre vers ce que tu ne maîtrises pas tout en voulant quand même le maîtriser, du moins le retenir?

Jonathan Binet. Opter délibérément pour l’imprévisible est un paradoxe qui me va très bien. Comme tu le soulignais, l’économiste Keynes disait «ce qui finit par arriver ce n’est pas l’inévitable mais l’imprévisible».
Pour comprendre la différence entre l’inévitable et l’imprévisible, j’ai l’impression qu’il faut d’abord chercher la place de la cause par rapport à la conséquence. Pour l’inévitable, il semble que ce soit la logique qui prime: telle chose entraîne telle autre. Concernant l’imprévisible, je dirais que la conséquence précède la cause.
J’attends l’accident où plutôt je le provoque. Cet événement, par nature imprévisible, échappe à mon contrôle. Il est impossible pour moi de savoir exactement où il arrivera ni même quelle forme il prendra. Il convient alors de réagir et de tirer des ficelles pour réinventer les causes.
Le visiteur remarque qu’il y a un trou dans une cimaise sans savoir que c’est le résultat d’un accident qui est survenu quand j’ai manipulé la nacelle des éclairagistes. Cet acte fortuit, que je décide de ne pas réparer, montre que les murs du Capc consistent en de la toile tendue sur des panneaux de bois. Cette déchirure entre aussi en relation avec un tableau présenté plus loin dans l’exposition tout en mettant les autres en tension. Et maintenant que vous savez tout ceci, qu’est-ce que ça change?

Ta peinture ne s’inscrit pas seulement sur la toile mais aussi dans l’espace d’exposition comme en réponse à un contexte: un lieu, une architecture et ses contraintes. Comment ces éléments se combinent-ils?
Jonathan Binet. Dès la première visite de l’espace d’exposition, je me projette. Immédiatement, je décèle les points de vue qui vont m’intéresser et m’interpeller. Et puis des singularités déclenchent l’intervention, éveillent un désir d’accrochage, nourrissent des projections, favorisent des enchaînements, et au final, créent une circulation.
Au Capc, l’accrochage donne lieu à une nouvelle œuvre. Il ne s’agit pas de montrer un tableau avec un autre, mais plutôt de les additionner. On peut dire qu’ils cohabitent dans un jeu de réseaux et d’intervalles. Ma peinture s’étend à l’ensemble de l’espace qui en devient le réceptacle. Je m’amuse alors à orienter le regard du spectateur d’une œuvre à l’autre par des signes extérieurs comme une plinthe orientée, ou d’autres liens internes entre les œuvres comme les couleurs, les positions, des hauteurs d’accrochage.

A côté de tes premiers travaux à la bombe, dans les nouvelles toiles que tu présentes ici, la peinture est composite. On y trouve une chaussette, une paire de lacets, etc.
Jonathan Binet. A défaut du pinceau, la bombe aérosol donne de l’amplitude au mouvement. Il n’est pas nécessaire de la recharger, elle permet de tracer des lignes en continu. Ces lignes deviennent les ombres de mes déplacements, elles passent devant la toile ou le mur, derrière aussi.
La Petite Moitié (2010) est la première œuvre dans laquelle j’ai utilisé l’objet bombe aérosol. En la plaçant entre le châssis et la toile, je suis littéralement passé au travers du tableau. Coincée derrière la toile tendue qui appuie sur le capuchon à ma place, la bombe déverse la peinture sur le tissu. Et le tableau se fait tout seul. Les gestes abstraits peuvent être très concrets. Le fait de laisser une trace de pas, une chaussette, un lacet, une canette broyée-coincée sur un châssis, évoque certes mon passage, mais en l’augmentant d’un potentiel narratif. Ces indices pour l’interprétation participent d’une histoire contenue dans l’espace d’exposition et que seule la visite active. A chacun de jouer.

Entretien réalisé par Edouard Montassut.
Avec l’aimable collaboration Capc, Musée d’art contemporain de Bordeaux.

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