ART | CRITIQUE

La peinture, même

PFrançois Salmeron
@30 Sep 2014

Cette exposition offre un riche parcours chronologique démontrant que Marcel Duchamp ne se réduit pas à l’image de fossoyeur de la peinture que l’histoire lui aura prêté. Se nourrissant de nombreux courants artistiques, d’écrits ou d’avancées scientifiques, le travail de Marcel Duchamp culmine ainsi dans son grand œuvre La Mariée mise à nu par ses célibataires, même.

L’exposition du Centre Pompidou se présente avant tout comme un véritable paradoxe, puisqu’elle prend le parti de montrer l’œuvre picturale d’un artiste que l’on présente volontiers dans l’histoire de l’art comme celui qui aura voulu tuer la peinture, et qui se définissait d’ailleurs lui-même ironiquement comme un «Anartiste» désireux de saper la peinture dans ses fondements même. Aussi, l’on connaît surtout Marcel Duchamp comme l’inventeur du ready-made, ces objets issus de notre quotidien dont il s’empare et qu’il expose tels quels dans les musées, et qui prennent ainsi le contre-pied du long et patient travail de la main du peintre.
Pourtant, cette exposition vient nous éclairer sur le parcours pictural de Marcel Duchamp entre 1910 et 1923, c’est-à-dire de ses premières œuvres peintes à son chef-d’œuvre qu’il déclara inachevé, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (également surnommé Le Grand Verre), qui apparaît comme le point culminant de ses travaux, ce vers quoi toutes ses recherches ont convergé pendant près de dix ans.

En effet, on découvre que Marcel Duchamp s’est nourri d’un grand nombre de courant artistiques, témoignant en cela de l’incroyable vitalité du début du XXe siècle: postimpressionnisme, symbolisme, fauvisme, cubisme, futurisme, dadaïsme. De plus, cette curiosité pour les différents courants de son époque se double chez Marcel Duchamp d’un goût certain pour la littérature (Impressions d’Afrique de Raymond Roussel), la poésie (Stéphane Mallarmé, Jules Laforgue), la philosophie (Friedrich Nietzsche, que lui fait découvrir son ami Francis Picabia), et surtout pour les sciences (étude du mouvement, de la chronophotographie, des rayons X, de la perspective, de la 4e dimension, etc.). L’œuvre peinte de Marcel Duchamp catalyse ainsi de nombreuses influences, de nombreux courants, et se montre par-là incroyablement riche, complexe, intellectualisée.

Car plutôt que de vouloir détruire la peinture en elle-même, Marcel Duchamp s’est attelé à essayer de la faire sortir du simple naturalisme, en l’intellectualisant notamment, afin de donner lieu à des «œuvres-idées», à l’image de son Grand Verre. En ce sens, l’exposition met en avant les innombrables notes que rédigea Marcel Duchamp tout au long de sa vie (croquis, plans, schémas, fragments, pensées, projets, questionnements) qu’il conservait précieusement et qu’il jugeait indispensables à la bonne compréhension de son œuvre. La première salle de l’exposition montre ainsi sa fameuse Boîte-en-valise, sorte de «musée portatif» où il rangeait ses notes, ainsi que des dessins reproduisant certaines de ses toiles ou travaux préparatifs en miniature.

L’exposition met donc en exergue le contexte artistique du début du XXe siècle, et vient nous rappeler que l’artiste fut chaperonné à ses débuts par ses deux frères, Gaston Duchamp (dit Jacques Villon) qui fut notamment un célèbre caricaturiste illustrant les journaux de l’époque, et le très doué Raymond Duchamp-Villon dont la sculpture cubiste Cheval demeure un chef-d’œuvre. En réalité, c’est l’exposition de Manet au Salon d’Automne de 1905 qui agit comme un déclic et donne au jeune Marcel Duchamp l’envie de se consacrer à la peinture. Recalé aux Beaux-Arts, il découvre la vie de bohème à Montmartre, et se fascine pour le fauvisme qui fit scandale lors de ce même Salon d’Automne de 1905. Si Cézanne demeure également une influence majeure dans sa jeunesse (à l’image de nombreux artistes d’alors), il avoue admirer plus particulièrement Odilon Redon (le Nu Rouge de Marcel Duchamp présenté lors de l’exposition vient d’ailleurs répondre à l’Homme rouge de Redon).

Surtout, Marcel Duchamp se passionne pour les sciences, à une époque où la civilisation industrielle avance à grands pas. Il voit éclore le futurisme qui se focalise sur la question de la reproduction du mouvement dans la peinture, et participe aux balbutiements du cinétisme et de l’art optique, notamment avec son installation Rotative Plaque de Verre. En ce sens, il se passionne pour les travaux d’Etienne Jules-Maray abordant la décomposition du mouvement et influençant de manière décisive ses premières grandes toiles, dont Nu descendant l’escalier, Dulcinée ou Jeune homme triste dans un train, qui s’attèlent chacune à dépeindre un corps mobile ou deux mouvements parallèles, ou bien à décrire simultanément les phases successives d’un corps en mouvement. Sa peinture modélise donc les nus suivant la décomposition du mouvement, telle qu’elle aura été comprise par les physiologistes. Par-là, ses nus se différencient des nus classiques qui demeurent traditionnellement statiques, debout ou allongés. Ils révèlent encore la charge érotique latente qui se trouve à l’œuvre dans tout son travail et ce, jusqu’à La Mariée mise à nu par ses célibataires, même.

Marcel Duchamp incorpore également à sa peinture un courant tout à fait décisif dans l’histoire de l’art, à savoir le cubisme. Cet attrait pour le cubisme de Braque et Picasso s’allie ainsi à sa fascination pour les sciences et la technologie, et accentue le côté «intellectuel» de ses travaux. La peinture doit être anti naturaliste, «non rétinienne» selon ses propres termes, et peut donc se nourrir du courant cubiste, qui cherche à montrer de façon simultanée toutes les parties ou facettes d’un même objet. Marcel Duchamp intègre alors le groupe cubiste de Puteaux, s’organisant autour de ses frères et du peintre Jean Metzinger. Toutefois, il garde quelques distances par rapport au groupe qu’il juge trop bavard et trop stérile dans ses discussions sur la science.
Mais alors qu’il veut exposer son Nu descendant l’escalier au Salon des Indépendants de 1912, son Å“uvre est jugée scandaleuse par le groupe des cubistes, qui lui demande d’enlever le titre de l’œuvre qu’il avait peint sur le bas de la toile. En fait, le groupe cubiste ne perçoit pas de rapport entre le titre de la toile et ce qu’elle représente, jugeant alors qu’un tel écart entre l’un et l’autre ne peut être qu’ironique. Cet épisode reste tout à fait marquant pour Marcel Duchamp: il accentue son dégoût pour les groupes et, plus généralement, pour la peinture. Néanmoins, son Å“uvre est accueillie avec enthousiasme aux Etats-Unis et devient là-bas le symbole de l’avant-gardisme.

Ce moment de rupture aboutit à un voyage à Munich, ville alors en pleine effervescence où l’on peut croiser Kandisky, Thomas Mann, Schönberg ou De Chirico. Marcel Duchamp perçoit ce voyage comme une véritable libération et commence à réfléchir à l’œuvre qui va l’occuper pendant près de dix ans, son fameux Grand Verre. Il y réalise l’un de ses chefs-d’œuvre, La Mariée, qui lui sert d’étude pour son Grand Verre et qui lui aurait été inspirée par sa muse Gabrielle, l’épouse de son ami Francis Picabia, dont il est éperdument amoureux, secrètement. On y retrouve les tons bruns et les perspectives propres au cubisme, tandis que Jeune homme triste dans un train, Le Roi et la Reine entourés de nus vites et Les Joueurs d’Echec se vendent lors de l’Armory Show de 1913 et accentuent sa renommée Outre-Atlantique – leur titre révèle d’ailleurs la passion de Marcel Duchamp pour les échecs, loisir auquel il consacre bien plus de temps, tout au long de sa vie, qu’à la peinture.

A son retour à Paris, il travaille comme bibliothécaire à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, refusant le statut social d’artiste. Il en profite pour approfondir ses recherches sur le Grand Verre en lisant de la philosophie, de la poésie (Jules Laforgue toujours, qui lui inspirera ses titres d’œuvre souvent ironiques, ses calembours et autres jeux de mots), et des ouvrages scientifiques. Les œuvres qu’il crée alors ne sont pas faites pour être exposées ou vendues, mais servent uniquement de préparatifs à son Grand Verre, dont il décline chaque détail: La Mariée, La Broyeuse de Chocolat aux traits mécaniques substituant une esthétique de la précision à l’esthétique cubiste, ou encore les neuf Moules Mâlics (contraction entre «mâle» et «phallique») expérimentant la technique du fil de plomb moulé entre deux plaques de verre.

A New York, il vit comme un dandy, protégé par ses mécènes. Il séduit beaucoup de femmes mais ne s’engage avec aucune, rejetant les conventions sociales et le mariage. Pourtant sa mariée courtisée par les célibataires ne cesse de l’obséder. Au-delà des quelques ready-mades qu’il produit (Roue de bicyclette, Porte-Bouteille, L.H.O.O.Q. caricaturant la Joconde à l’image des dadaïstes), son Grand Verre reste sa seule préoccupation artistique.

D’une part, cette œuvre, quoique laissée inachevée (remarquons d’ailleurs que le verre fut brisé involontairement puis reconstitué et qu’il est désormais inamovible – l’original se trouve à Philadelphie et le Centre Pompidou n’en dévoile qu’une réplique) jette un pont entre l’art et le monde moderne des sciences et des techniques. Le Grand Verre vient ainsi confirmer l’approche intellectualiste et non rétinienne de Marcel Duchamp. L’œuvre est en effet accompagnée d’un impressionnant corpus de notes explicatives et de textes théoriques, et vise à réhabiliter la «peinture d’idées». Par-là, le Grand Verre s’ouvre une infinité d’interprétations et d’exégèses.

D’autre part, on y perçoit soit un autoportrait de l’artiste (MARiée / CELibataires), soit une allégorie ou une mécanique du désir. Le verre se trouve divisé en deux parties. La partie supérieure représente la Mariée dans un monde éthéré où se déploie une voie lactée nuageuse, symbolisant la virginité, le désir ignorant. La partie inférieure est occupée par les différentes machines sur lesquelles Marcel Duchamp travaille depuis 1913. Elle métaphorise le parterre des prétendants qui se languissent de la Mariée et sont transis par ses charmes. Le Grand Verre présenterait alors, sous forme de machines, les étapes du désir sexuel et du passage de la vierge à la mariée. A moins que Marcel Duchamp n’y projette un ultime fantasme en direction de Madame Picabia en affirmant triomphalement que «la Mariée mise à nu par ses célibataires m’aime».

Å’uvres
— Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q, 1919. Readymade rectifié
— Marcel Duchamp, Nu descendant l’escalier n°2, 1912. Huile sur toile. 146 x 89 cm
— Marcel Duchamp, La Mariée, 1912. Huile sur toile. 89.5 x 55 cm
— Marcel Duchamp, Le Grand Verre (La Mariée mise à nu par ses célibataires, même), 1915 -1923 / 1991-1992, 2e version. Huile sur feuille de plomb, fil de plomb, poussière et vernis sur plaques de verre brisées, plaques de verre, feuille d’aluminium, bois, acier
— Marcel Duchamp, Dulcinée, 1911. Huile sur toile. 146.40 x 114 cm
— Marcel Duchamp, Le Roi et la Reine entourés de nus vites, 1912. Huile sur toile. 146 x 89 cm
— Marcel Duchamp, Jeune homme triste dans un train, 1911-1912. Huile sur toile montée sur carton. 100 x 73 cm

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