Présentation
Responsable de la publication : Luc Bachelot
La Part de l’Œil n° 23. La peur des images
En matière de référence à la pensée antique, l’histoire de l’art et l’esthétique recourent inlassablement aux mêmes sources, courant non seulement le danger de rétrécir notre horizon, mais plus inquiétant, de simplifier les problématiques. Il revient aux archéologues, historiens et historiens d’art, spécialistes des civilisations du Moyen-Orient ancien, de la Grèce et de l’époque romaine de mettre à notre disposition, dans ce dossier, un corpus d’œuvres tant textuelles que plastiques (objets, sculptures, peintures, dessins, bas-reliefs, photographies) qui permet d’ouvrir le champ de nos questionnements, nous amenant ainsi à infléchir notre compréhension du fonctionnement et du rôle des images.
A partir des réflexions menées depuis plusieurs années dans le cadre de leur séminaire à la Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie de Nanterre sur la fonction des images dans les sociétés anciennes, Luc Bachelot et Claude Pouzadoux ont rassemblé dans ce dossier une synthèse très précieuse. De la condamnation platonicienne aux discours inquiets sur la diffusion massive des images que permettent les technologies actuelles, en passant par toutes les persécutions dont furent victimes les producteurs d’images, c’est toute cette violence qui se trouve questionnée à travers l’analyse des images et des discours, de ce qui relève de l’affect comme du spirituel, du divin comme des instances de l’inconscient.
Luc Bachelot nous montre que la Mésopotamie révèle de façon exemplaire que la pratique de l’image ressortit de la pratique sacrificielle avec toutes les craintes que celle-ci, lourde d’ambivalence, suppose. Ainsi les images furent-elles, selon les circonstances, vénérées, exhibées mais aussi craintes, cachées ou détruites… Pour sa part, Roland Tefnin met en perspective la peur, la réticence, la répulsion, mais aussi la séduction exercées par l’image en Egypte ancienne. A côté des images produites par les artistes, surgissent aussi celles du rêve, parfois terrifiantes et lourdes de conséquences comme tente de le montrer Alice Mouton dans le contexte de la civilisation hittite.
Le topos de l’interdiction dont l’image est frappée dans le monde biblique ne doit pas nous faire ignorer, comme nous l’indique Claudine Vassas, ce qui dans le judaïsme «fait image» et donne corps à l’invisible. On rappelle souvent que la peur de l’image se manifesta clairement par la condamnation sans appel que prononça Platon de l’image et de la mimèsis. Mais dans quelle mesure, s’interroge Dominique Jaillard, la notion traditionnelle du mimesthai, telle qu’elle s’était développée dans des contextes rituels et dans le cadre de la performance poétique, entre Vle et Ve av. J.-C peut-elle éclairer le statut des images produites dans la Grèce classique et contribuer à replacer l’émergence de la définition platonicienne de la mimèsis dans son contexte ? Jean Trinquier mène, par ailleurs, une ample réflexion sur l’effroi mêlé de plaisir que provoque la représentation d’une réalité qui ne suscite habituellement qu’épouvante ou dégoût. Prenant appui sur Aristote et Marc-Aurèle, l’auteur s’interroge sur la signification que peut revêtir, dans le cadre doctrinal du stoïcisme, la beauté reconnue aux bêtes féroces.
Stéphanie Wyler, pour sa part, aborde l’imagerie dionysiaque et la représentation des masques qui, en «faisant peur pour rire», traduisent toutes les craintes suscitées par l’ambivatence fondamentale des images. Partant du procès pour magie intenté à Apulée, Sylvia Estienne de Cazanove réfléchit à la place de l’image dans les rites magiques, pour mettre en lumière la frontière ténue qui sépare pratiques religieuses et pratiques magiques. Alors qu’au travers d’un texte de Lucien de Samosate, Claude Pouzadoux nous montre l’image source de plaisir ou paralysante, nécessitant la médiation du discours afin d’en recueillir les effets bénéfiques, Ruth Webb analyse, à travers les œuvres des auteurs grecs et latins de l’antiquité tardive, la mimèsis théâtrale et la crainte qu’inspirent ses supposés effets transformateurs sur le spectateur.
Enfin André Pelle, rappelle comment à l’aube du XXe siècle, pourtant marqué par le positivisme, on crut, exemples à l’appui, que la nouvelle technique que représentait la photographie pouvait rien moins que donner à voir l’invisible…