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La Palissade

Pour la 6e édition du Congrès du CIPAC, l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Lyon a passé commande à Niek van de Steeg. La Palissade fonctionne comme une structure ouverte et organique dans laquelle des ouvertures sont aménagées. L’œuvre est aussi un dispositif d’exposition pour lequel Niek van de Steeg a invité des artistes à accrocher.

Une «palissade», pour répondre à la situation d’un congrès de professionnels venus débattre des enjeux de l’art contemporain, me paraît à la fois une malice et une évidence. C’est qu’elle ne pourra manquer de faire écho à ces palissades en plastique que Raymond Hains avait récupérées sur le chantier du Centre Pompidou (il y en a une dans les collections du Frac Bourgogne): avec ce bon maître, les palissades étaient aussi des «lapalissades», ces équivalences langagières, tautologiques, que Monsieur de La Palisse a rendues fameuses dans notre culture littéraire, et qui expriment une tendance du langage à glisser à la surface des choses, sans pouvoir augmenter leur sens… Et sans rien creuser ni, encore moins, résoudre ! Le débat est une nécessité de l’art, pour reprendre l’intitulé de notre congrès, mais peut-il avoir prise sur les «cruelles évidences» de ses conditions, et faire mieux que leur donner des habits de saison? De plus, ta palissade sera en bois, et on sait ce que cela signifie quant à un certain usage de la langue…
Niek van de Steeg. Ta question et ton interprétation m’amusent, parce qu’elles supposent que je propose une sculpture en réponse à ce congrès. Non, mon intervention est plus simple et plus directe. Comme je l’ai écrit dans mon livre, La Maison de la Matière Première: «Vue de loin, c’est d’abord une ligne, une simple palissade en bois qui parcourt le paysage.» Cette fois, cette ligne sera dans la cour des Subsistances et, en quelques points précis, stratégiques, accrochées sur cette construction en planches courbes, on verra des œuvres de Delphine Reist et Jean-Baptiste Sauvage ainsi que celles des artistes du post-diplôme de l’ENSBA-Lyon. Et ailleurs encore, sur cette même surface, des éditions d’artistes provenant de collections publiques ou des artistes eux-mêmes… C’est une proposition prenant la forme d’un chantier qui appellera des artistes à répondre de différentes manières, activement ou passivement, à une surface d’accrochage. Pour moi, la présence des artistes, la manière de montrer et d’articuler leurs œuvres, c’est là que résidera, au fond, la question du travail.

J’admets que La Palissade ne peut pas être une réponse littérale à un congrès, mais ce type de proposition artistique traverse le contexte social, et l’espace — ici public — où elle inscrit une ligne de «partage», en un sens ambivalent (une mise en commun ou une séparation). Or, ce n’est pas la première fois que tu inscris cette forme dans un lieu institutionnel. En 1995, dans le parc de Pougues-les-Eaux, tu avais délimité l’espace de circulation avec une palissade qui était déjà en bois, mais qui n’était peut-être pas, comme aujourd’hui, destinée à l’accrochage d’autres œuvres.
Niek van de Steeg. En effet, j’avais construit une palissade autour de la serre botanique en ruine située dans le Parc Départemental de Pougues-les-Eaux pendant l’été 1995, invité alors en résidence au Centre d’Art par Catherine Arthus-Bertrand. Sur la porte d’accès de ce chantier, un accrochage/affichage annonçait déjà le programme à venir du centre : une fiction de jardin anarchique à réaliser. Cette pièce offrait déjà la possibilité de traverser la palissade par des fenêtres, ouvertures sans vitre découpées dans le bois. Pour «La Nuit Blanche» parisienne de 2003, à laquelle j’ai été invité par Camille Morineau, j’ai répondu par une pièce appartenant à la typologie des « Structures de Correction ». J’ai transformé une vraie palissade de chantier du 13° arrondissement en bar-guinguette, côté rue, et en dancing équipé d’une plateforme suspendue pour DJ, côté chantier.
Enfin, l’année dernière, sur invitation de Jacky-Ruth Meyer au Centre d’Art Le Lait, à Albi, j’ai exposé une palissade en bois toute en courbes, qui partait du balcon suspendu au-dessus du Tarn, pénétrait dans le centre d’art et serpentait dans la grande salle voûtée pour disparaître dans un tunnel rempli d’eau. Dans ce projet, j’utilisais la surface de la palissade pour l’accrochage de mes propres œuvres. À Lyon comme à Albi, on pourra passer de part en part de la pièce par des ouvertures en forme de portes, et je reprends également cette idée d’une palissade qui ondule ; mais contrairement au projet précédent, j’offrirai une surface d’intervention à d’autres artistes.

Ces pièces ont un étrange statut : elles relèvent d’un mobilier urbain temporaire, qui renvoie à la vie collective et quotidienne, à l’utopie d’une réalité citadine partagée par tous, mais aussi au fonctionnement plus habituel de l’institution, par la création d’une surface assez classique, comme celle qu’un mur de centre d’art offre pour que les œuvres dialoguent ou se confrontent. Mais, dans les deux cas, tu es maître du jeu, ta palissade fait le lien entre le monde extérieur et le monde de l’art, dans une sorte d’entre-deux. Même si tu mentionnes les responsables institutionnels qui t’ont invité, tu assumes la «gestion» complète des événements qui y adviennent… Est-ce une critique implicite du contrôle de l’art par les institutionnels, à la façon dont Daniel Buren l’exprimait dans les années 1970?

Niek van de Steeg. Les constructions fonctionnant comme mobilier urbain temporaire sont, à y regarder de plus près, assez éloignées de mes propositions. Généralement, lorsqu’on trouve des palissades en bois, les planches sont disposées verticalement. De nos jours, pour ce type de construction, on utilise plutôt des panneaux avec ou sans images et la tôle est le matériau utilisé le plus fréquemment. Il est encore plus rare de trouver des palissades courbes, et exceptionnel de les avoir comme suspendues à cinquante centimètres de hauteur, lestées par d’énormes plots en béton tous les deux mètres cinquante. C’est probablement du jamais vu ! C’est une forme qui naît d’une idée de mobilier urbain mais qui, à la suite de contraintes de sécurité diverses (patrimoniale, relation au public, conditions climatiques, accès pompiers, etc.) a subi, depuis les premiers croquis, une série d’adaptations, voire de transformations radicales, presque à la limite du raisonnable… C’est l’espace public qui, par la rigueur de ses règles en extérieur, formalise les interventions et les objets bien davantage que les concepteurs eux-mêmes!
Cette structure dégage néanmoins une surface d’accrochage assez intéressante dans l’espace public, et même si c’est in fine un espace assez normalisé, l’objet reste une proposition appropriable, un « terrain de jeu » survenant à la limite du possible dans un contexte institutionnel. La gestion consiste alors davantage à rendre la proposition jouable, forte dans tous les sens du terme, même si elle induit, par définition, une situation de l’ordre de la négociation. Donc ta supposition de l’artiste gestionnaire et dépositaire de l’autorité est une pure vue d’esprit qui n’a pas beaucoup de rapport avec la réalité.
De la commande de l’œuvre jusqu’au choix des artistes, tout est validé et contrôlé par les institutionnels. Ce qui échappe au contrôle, ce sont les œuvres de Delphine Reist qui seront réalisées quelques jours avant le vernissage, sur l’un des côtés de la palissade, de la peinture projetée grâce aux hasards heureux d’une machine. Comment les peintures murales de Jean-Baptiste Sauvage, des « cibles » plutôt post -néo-géo, vont-elles s’y articuler? Et comment cela va-t-il fonctionner avec les travaux des jeunes artistes résidents du Post Diplôme, Eva Barto, Helene Hellmich, Thomas Teurlai, Pauline Toyer et Ana Vaz, arrivés à Lyon début octobre? Je verrai leurs propositions dans quelques jours qui s’annoncent comme des expériences plutôt collectives. Dans cette rencontre, je serai, au mieux, un passeur d’idées, essayant de connecter des éléments disparates avec les quelques principes de réalité potentiellement suffisants et nécessaires pour que puisse advenir une expérience dans ce contexte, sinon une œuvre collective.
Sur le côté de La Palissade visible pour les visiteurs arrivant depuis l’entrée du site des Subsistances et se dirigeant vers le Réfectoire des Nonnes, seront accrochés des multiples, des éditions réalisées par d’autres artistes avec l’idée d’une diffusion et d’une circulation libre des contenus artistiques. A cet endroit et dans cette temporalité, La Palissade mimera une palissade de chantier et son affichage sauvage. Le programme de cet affichage et les contraintes que nous nous imposerons, dépendront de la quantité d’œuvres que nous aurons reçues des artistes, des éditeurs ou encore des centres d’art, Frac et autres structures associatives, ainsi que des musées qui auraient pu en produire. J’espère qu’un maximum de personnes va répondre à l’appel à participation que j’ai lancé, afin de rendre la proposition très vivante, grâce à l’investissement de nombreux artistes.

Lorsque tu te qualifies toi-même de «passeur d’idées», tu me fais songer à une réflexion de Gunnar Kvaran, le commissaire associé de la Biennale, qui me disait le week-end dernier que l’artiste était aujourd’hui un manipulateur de formes et de signes, de savoirs et de contenus très variés, et de ce fait un «intellectuel» parmi les autres, pas très différent en réalité des autres manipulateurs de formes. Es-tu d’accord avec cette vision, ou considères-tu qu’elle dilue la fonction même de l’artiste? Qu’elle lui dénie sa spécificité?
Niek van de Steeg. Cette description de l’artiste comme manipulateur de formes et de signes, en tant qu’«intellectuel» parmi les autres comme tu dis, est une affirmation aussi vraie que fausse. Les formes et donc les œuvres des artistes sont radicalement différentes de toute la production des intellectuels qui s’articule en publications, livres, lectures et débats. C’est d’ailleurs cette spécificité et cette singularité qui sont mises en question et interrogées par les réformes en cours dans l’enseignement des arts notamment. C’est un débat qui divise aujourd’hui les artistes eux-mêmes, et peut-être que La Palissade est une forme de réponse à ce débat et ces enjeux, traversant ceux du congrès et permettant de les considérer avec une richesse polyphonique… Mais pour ma part, il me semble à la fois inéluctable mais dommageable qu’un jour on trouve des intellectuels, artistes, docteurs en arts, dont on aura à juger les idées sous forme de thèses plutôt, ou, au mieux, au même titre que leurs œuvres.

La Palissade a été réalisée grâce au financement du ministère de la Culture, et pourtant c’est une intervention éphémère, qui pose aussi la question des œuvres qui échappent au système marchand. Aujourd’hui, le marché est omniprésent, et pour beaucoup, il est le seul légitime dans la détermination des valeurs esthétiques. Comment considères-tu la situation de l’art entre ces différentes libertés conditionnées que proposent l’institution publique et le marché?

Niek van de Steeg. Les artistes ont toujours été parties prenantes et acteurs du «monde de l’art», dans un système comprenant les commanditaires, les mécènes, les marchands, les critiques… C’est l’art d’avant-garde qui s’est affirmé comme art d’opposition aux systèmes de pouvoir, qui a fait un temps barrière contre l’Etat, l’art officiel, alors qu’à d’autres moments, c’est contre l’art commercial que les artistes se sont élevés. Depuis quelques décennies, à l’étranger comme en France, l’art qui prend des risques se trouve plutôt dans l’espace « officiel » des centres d’art, des galeries associatives, des Frac et des musées d’art contemporain, et bien entendu également dans les contextes des biennales. Donc une certaine idée d’avant-garde se trouve dans cet espace officiel. C’est un paradoxe bien connu.
Cet espace paradoxal d’expérimentation s’exprime également dans La Palissade: au départ, c’est l’idée d’une commande à un artiste financée par le ministère de la Culture. C’est une figure libre, mais avec un ensemble de contraintes dont le cahier des charges est de produire une sculpture sur laquelle d’autres artistes et l’enseignement lui-même pourront trouver une place. Par la suite, comme je l’ai dit, d’autres règles se sont imposées. La complexité a eu pour conséquence un dépassement de la subvention allouée, et c’est donc à l’aide du partenaire privé et du mécénat substantiel de la Société de production de l’œuvre, Art Project, et du fabricant de peinture Akzo Nobel Sikkens, mais aussi avec le soutien très conséquent de l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts, et grâce enfin à l’aide des étudiants stagiaires, des artistes des ateliers de Décines et des Subsistances, à l’investissement des artistes invités qui ont accepté d’offrir leurs images, que ce projet va finalement pouvoir se réaliser et sera, je l’espère, à la hauteur de la commande et, disons-le: une œuvre d’art.

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