Pour le meilleur, et pour le pire parfois. Si l’on a vécu de purs moments magiques — je songe au ravissement poétique que Nicolas Frize nous a offert au parc des Buttes Chaumont avec ses Marmottes vocales — certains lieux ou institutions n’ont guère fait plus que le minimum de rester simplement ouverts durant le nuit. Rares ont heureusement été les prestations insipides, ou franchement ridicules comme ces Danseurs de surfaces. Chorégraphie pour engins de la place Stalingrad.
L’affluence du public, sa calme et patiente avidité à découvrir, et sa pleine disponibilité à se faire surprendre et émouvoir, tendent à prouver que la Nuit Blanche répond à des attentes profondes.
Dans sa grande majorité, le public de la Nuit Blanche ne fait heureusement pas partie du petit monde de l’art contemporain. Il en ignore certainement les arcanes et les coteries autant qu’il méconnaît sans doute les questions esthétiques d’aujourd’hui.
Pour lui, la Nuit Blanche est l’occasion d’explorer le territoire inconnu et mystérieux de l’art contemporain, lieu de tous les possibles, alternative aux stéréotypes visuels dont la communication généralisée et les médias saturent nos regards.
La Nuit Blanche est pour beaucoup une occasion rare de sortir de la banalité du quotidien visuel et sensible, de voir autre chose, et différemment.
D’un lieu à un autre, d’une œuvre à une autre, les visiteurs font l’expérience de la variété infinie de l’art contemporain, de son irréductibilité à une définition ou à quelques figures, formes, matériaux, pratiques ou postures préétablis.
A rebours des normes (les sujets, les matériaux, les genres, les pratiques) auxquelles l’art a longtemps été assigné, l’art contemporain apparaît comme un opérateur capable d’ouvrir les choses, d’en extraire des visibilités nouvelles : certaines des évidences d’aujourd’hui.
En ce sens, la Nuit Blanche est comme l’envers des Journées du patrimoine. Au-delà de l’opposition entre le jour et la nuit, les Journées du patrimoine donnent accès à des lieux parfaitement définis mais ordinairement fermés au public, tandis que la Nuit Blanche transfigure, par les moyens de l’art, des lieux familiers. D’un côté, il s’agit d’un simple accès à un donné ordinairement inaccessible (les bâtiments) ; de l’autre côté, on produit de nouvelles visibilités, d’autres évidences, à même l’environnement ordinaire.
Ouvrir une fois l’an des bâtiments relève d’une action administrative, sans commune mesure avec l’action d’ouvrir les choses, de les fendre, et de susciter de nouveaux regards, des sens inédits, des sensations inouï;es.
Faire ainsi vaciller nos cadres ordinaires de pensée, de vision et de sensation : tel est l’apanage d’œuvres comme les Marmottes vocales dont la force poétique a fait dériver le parc des Buttes Chaumont et ses visiteurs vers des contrées sensibles inouï;es, et inoubliables.
Malheureusement, les éclats de la Nuit Blanche sont trop brillants pour n’être pas sans ombres. Ils illustrent des choix politiques assumés en faveur du spectaculaire et de l’éphémère au détriment d’actions en profondeur, plus discrètes et non moins efficaces culturellement, artistiquement, et socialement bien sûr. Mais sans doute considérées comme politiquement moins rentables.
André Rouillé.
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Fiona Rae, Hello Spaceboy , 2004. Huile, acrylique et paillettes sur toile. 246,4 x 203,2 cm. Courtesy galerie Nathalie Obadia.