Jean-François Perrier. Vous dites souvent que vos projets sont liés les uns aux autres. Établissez-vous un lien entre Jan Karski (Mon nom est une fiction), présenté l’année dernière au Festival d’Avignon, et votre nouveau projet sur La Mouette de Tchekhov ?
Arthur Nauzyciel. Dans Jan Karski, le sujet central tenait tout entier dans la question de l’humanité et de l’inhumanité. Le spectacle tentait de comprendre de quoi nous sommes les descendants, de quoi notre monde contemporain est-il fait, encore hanté par l’assassinat de millions de personnes en Europe, il y a juste soixante-dix ans. Le spectacle posait la question de la place du théâtre dans la transmission de la Shoah, à l’heure où les témoins et les survivants disparaissent. C’était une expérience intime, artistique, historique, radicale et vertigineuse. Après ce choc, je me demandais ce que je pouvais faire. Monter, à la suite, La Mouette dans la Cour d’honneur me permet de relier les fils de mon histoire, puisqu’il s’agit de parler d’amour et d’art. De comment, face à la catastrophe, et dans la conscience désespérée que l’on peut avoir du monde et de l’humanité en général, l’art, le spirituel, l’amour, l’illusion sont nécessaires dans nos vies. L’art nous est nécessaire pour comprendre le monde. Après la destruction, on est en droit de se poser la question de ce qui donne du sens à nos vies, de notre inconsolable quête d’amour, et je crois que La Mouette y répond parfaitement, en proposant une alternative qui s’appelle l’utopie ou le rêve. J’ai maintenant envie de parler du théâtre et de ses battements de coeur, de l’amour que l’on a chevillé au corps, d’espérance (tchaïka, le mot «mouette» en russe, veut aussi dire «espérance vague»), du besoin que l’on a des autres.
La pièce est cependant une tragédie…
Arthur Nauzyciel. Une vraie tragédie. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde très dur pour les artistes. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles le spectacle commence par la mort de Tréplev, ce jeune homme qui espère créer un théâtre nouveau, du moins pour son temps. Un théâtre qui échappe aux lois du divertissement et de la facilité. Nous vivons une époque de dévastation politico-culturelle, où précisément la poésie, le mystère et la politique font l’objet, sur des modes différents, d’une mise à mort calculée – mise à mort qui n’en finit pas de se propager à travers les esprits, et qui, s’ajustant à la destruction du monde, installe progressivement les conditions d’un invivable pour tous.
Croyez-vous cependant que l’art – et le théâtre plus précisément – puisse soulager la douleur ?
Oui, j’ai toujours pensé que le théâtre, la fiction, pouvait venir réparer ce que le réel avait cassé. Le temps de la représentation, on peut être consolé de l’inconsolable. Le théâtre relie les morts et les vivants, c’est un lieu d’utopie et de représentation du monde.
Tchekhov, comme souvent, qualifie sa pièce de comédie…
Arthur Nauzyciel. Si l’on entend par «comédie» le lieu de la représentation, du jeu, du masque, des faux-semblants, des apparences, c’est vrai. Si c’est pour dire que c’est comique, pour ma part, je n’en suis pas persuadé. La pièce est une série d’amours déçues, de vies gâchées, de suicides ratés puis réussis. La pièce est même brutale parfois, très directe.
Vous positionnez-vous comme adaptateur de la pièce ?
Arthur Nauzyciel. Oui, parce que je n’ai pas l’impression de «monter La Mouette», mais de «monter La Mouette dans la Cour d’honneur du Palais des papes». À partir du moment où c’est ce texte qui va être joué dans ce lieu, il faut que je travaille sur les résonances de ce texte, sur ce que cela nous apporte de plus de l’entendre dans la Cour. Qu’est-ce que le lieu va révéler du texte ? Je fais un théâtre d’aujourd’hui, pour des spectateurs d’aujourd’hui, dans ce lieu très précis, déjà hanté par la mort, par les morts de toute nature, qui l’ont habité de leur vivant. Je dis souvent qu’un classique, c’est une mémoire du futur, une mémoire collective d’une humanité à venir. Je voudrais aussi nous questionner sur la possibilité ou non de s’illusionner encore dans un temps qui est la fin des illusions.
Vous insistez beaucoup sur le fait de jouer dans la Cour d’honneur. Que représente-t-elle pour vous ?
Arthur Nauzyciel. C’est une forme de vertige que propose la Cour d’honneur, puisqu’on s’inscrit dans un héritage théâtral et que l’on s’engage dans une aventure unique qui ne peut laisser indifférents ceux qui ont la possibilité d’y travailler. J’ai choisi la pièce pour ce lieu, qui peut nous aider à faire entendre ce qu’elle a encore à nous dire, du point de vue du sens et de ce qui la traverse. C’est un lieu qui permet de raconter cette cérémonie à la fois secrète et publique qui unit les morts et les vivants. La pièce est hantée, pleine de fantômes. Elle a une dimension onirique, énigmatique même, que la nuit peut révéler, mais aussi épique, de par ces enjeux et le destin des personnages. Le discours y est assez radical, ouvert, adressé au monde. C’est aussi une pièce d’extérieur, où les éléments et la nature sont très présents. Traversée par Hamlet et L’Orestie, et mettant en scène le théâtre dans le théâtre, la pièce de Tchekhov peut résonner doublement dans ce lieu de mémoire et de foi – religieuse et artistique.
Dans quelle époque historique allez-vous l’installer ?
Arthur Nauzyciel. Nous serons dans une forme d’intemporalité, avec sans doute une légère référence au début du XXe siècle, qui se nourrit de l’univers poétique de la pièce, c’est-à -dire le lac, les marais, les oiseaux. Il ne faut pas oublier non plus, qu’au moment où Tchekhov écrit sa pièce, nous sommes dans la période de la naissance de la psychanalyse et du cinéma, et dans le passage, toujours violent, d’un siècle à un autre… Nous en sommes là aussi aujourd’hui.
Cela intervient-il dans votre vision de la pièce ?
Arthur Nauzyciel. Oui, le spectacle se nourrira de ces influences. Anton Tchekhov ne cesse de parler de changement, de mutation, de transformation, et la psychanalyse a modifié notre rapport aux rêves, pendant que le cinéma modifiait notre rapport au temps et au réel. La Mouette se situe dans cette période charnière. Ces moments sont toujours inscrits dans l’inconscient collectif, et porteurs d’inquiétudes mais aussi d’espoirs et d’attentes.
Vous parlez d’un «bal mélancolique». Qui dit bal, dit musique ?
Arthur Nauzyciel. Oui, et «danse» également. Je travaille donc avec le chorégraphe Damien Jalet, pour la sixième fois, et j’avais envie de retrouver des musiciens sur le plateau, comme le trio de jazz présent dans ma mise en scène de Jules César. La fonction n’est pas celle d’un choeur qui commenterait l’action, mais cela naît plutôt du désir de faire un spectacle total, où le théâtre se fait aussi avec la musique et la danse. La musique live sur scène nous remet au présent, tous ensemble, acteurs et spectateurs. Dans La Mouette, les personnages de la pièce s’échappent de ce bal mélancolique pour venir jouer les scènes. C’est aussi romantique, d’une certaine façon, cette envie de faire de la vie un poème. De faire chanter les corps. De faire danser les rapports. C’est de l’ordre du plaisir aussi, tout simplement. Cela tient sans doute à mon plaisir de réunir sur le plateau de théâtre des acteurs et des artistes venus d’autres pratiques, des musiciens, des chanteurs, des danseurs.
Extrait de l’entretien réalisé par Jean-François Perrier pour le Festival d’Avignon 2012.
Remerciements au Festival d’Avignon pour son aimable collaboration.