La jeune chorégraphe s’aventure sur des sables mouvants, sur un terrain dangereux où le moindre faux pas conduit au dérapage. Elle met en scène des corps nus sur des chants religieux dans une conjonction déjà galvaudée.
Malgré le pathos fortement présent dès le titre, il y aurait plusieurs niveaux de réception possibles et il serait dommage de s’arrêter à la beauté sculpturale et la plasticité charnue des danseurs dévêtus, dans une lecture cautionnant et perpétuant à son insu le corps de la honte et du pêché et respirant un sentiment de culpabilité diffuse. Pourtant, plus que d’une prise de conscience et d’une dénonciation libératrice, La Mort & l’Extase consiste en une intériorisation tacite de la morale que Tatiana Julien veut exorciser. Sa proposition est à mille lieux de la force blasphématoire, profondément subversive de Salo de Pier Paolo Pasolini, loin également du sombre éclat de l’œuvre du «divin marquis».
Certes, Tatiana Julien fait preuve d’un indiscutable sens de l’image, de la composition de groupes statuaires qui semblent calqués sur les bas-reliefs que l’on trouve sur les frontons des cathédrales gothiques. Les thèmes se dessinent clairement, la scénographie très épurée, marquée par des choix esthétisantes, s’avère froide, calculée, organisée dans des agencements de corps qui deviennent des motifs très picturaux. Le bestiaire humain foisonnant est très vite hiérarchisé, telle cette rangée de pénitents secoués tour à tour par des gestes pieux et compulsifs devant leur propre reflet dans le miroir du fond du plateau et par de pénibles spasmes de volupté, tel cet autel vivant qui porte le poids du contre-ténor Rodrigo Ferreira, qui, allongé, entonne le Stabat Mater d’Antonio Vivaldi tout au long de la pièce, tel ce trio représentant la douleur de manière très expressive par moult grimaces et lamentations muettes, tels enfin ces deux figures qui imposent sur le devant de la scène une énième variation sur la thématique de la sainte prostituée.
Tous ces corps nus croulent, tendent à disparaître sous de multiples strates de projections mentales, attentivement sélectionnées dans l’imagerie occidentale. Souffrance, désirs contrariées, mortification, volupté furtive, vulgarité et bondieuserie mêlées les étouffent. Ils peinent à affirmer leur présence, deviennent des corps sans texture, sans peau, une chair qui n’est pas habitée. Ce sont de simples surfaces de projection, avec des protubérances organiques d’une nudité que la chorégraphe imagine coupable, travaillée par des pulsions refoulées, dans la lignée d’une morale obscurantiste.
Le contraste devient alors saisissant avec les corps nus des figurants qui rampent tout au long de la pièce, véritable masse grouillante, support organique, terreau fertile qui porte ces excroissances trop imagées, et triviales à force d’être si explicites. Dans leur humilité de corps agenouillés, évoluant en lenteur, à quatre pattes, ces anonymes trainent leur vécu et gardent intacte et riche leur charge de secret intime, qui donne à leur présence une dimension dense et précieuse, car nécessairement sincère, habitée.