Marguerite Duras faisait dire à Emmanuelle Riva incarnant l’amante (Elle) dans Hiroshima mon amour, réalisé par Alain Resnais, en 1959 : «Le fer brûlé. Le fer brisé, le fer devenu vulnérable comme la chair. J’ai vu des capsules en bouquet: qui y aurait pensé? Des peaux humaines flottantes, survivantes, encore dans la fraîcheur de leurs souffrances. Des pierres éclatées. Des chevelures anonymes que les femmes de Hiroshima retrouvaient tout entières tombées le matin, au réveil». Quels mots mieux que les mots de Duras pouvaient décrire la vision apocalyptique de l’après Hiroshima? Quelle œuvre mieux que celle de Kudo pouvait mettre en scène l’ère de l’après-bombe atomique, l’apogée du progrès technologique au risque que l’homme y laisse sa peau, au péril qu’il y laisse son âme, l’ère du post-humain, comme on le désigne aujourd’hui. C’est ce que donne à voir l’exposition initulée La montagne que nous cherchons est dans la serre, qui regroupe les œuvres les plus significatives que l’artiste japonais, né en 1935, établi en France à partir de 1962, a réalisé en l’espace d’une trentaine d’années. Cette exposition, savamment organisée par son commissaire, Anne Tronche, est la plus importante réalisée sur l’œuvre de l’artiste, disparu en 1990.
L’exposition bâtie sur une trame en partie chronologique, en partie thématique, s’ouvre sur la première installation réalisée par l’artiste en 1962, présentée à Paris dans le cadre d’une manifestation-performance intitulée «Pour conjurer l’esprit de catastrophe». Dès Philosophy of Impotence, titre de l’œuvre – Å“uvre présentant par grappes d’étranges stalactites de forme phallique suspendues au plafond et sur les murs, formes entourées de bandage -, une partie du vocabulaire que Kudo réinvestira dans ses Å“uvres ultérieures est déjà en place, entre étrangeté et fantasmagorie, entre attraction et répulsion. Une photographie accompagne cette installation, montrant une performance réalisée par l’artiste à l’occasion de cette manifestation au cours de laquelle il était apparu le corps ficelé, entouré des formes phalliques citées, contraint par ces excroissances ou bien en train de se métamorphoser.
Le parcours que l’exposition propose fait succéder deux environnements – Garden of Metamorphosis in the Space Capsule de 1968, grand cube bleu pénétrable à l’intérieur duquel, baigné de lumière fluorescente, des fleurs synthétiques gigantesques jouxtent des lambeaux de peau humaine, des cages habitées par d’improbables oiseaux, des assemblages d’objets du quotidien et des fragments organiques (bouche, cerveau ou globe oculaire) – et une salle en lumière noire où le commissaire de l’exposition a réuni des Å“uvres de période différentes mais articulées autour d’une même problématique et partageant toutes, sur le plan formel, l’emploi de couleurs fluorescentes. Ainsi, Votre portrait Mai 66, pièce centrale de l’ensemble, se compose de deux chaises longues fluorescentes sur lesquelles apparaissent des fragments de corps, des mains, des lambeaux de peau, un morceau de visage, comme si les corps avaient fondu sur la toile, sous un parasol vert fluo. Parasol et lunettes de soleil sont d’ailleurs des accessoires récurrents de l’artiste. «Dix mille degrés sur la place de la Paix. Je le sais. La température du soleil sur la place de la Paix. Comment l’ignorer?…» écrivait Duras. Une cage – autre dispositif récurrent de l’artiste -, est présentée entre les deux chaises longues, ainsi que d’autres pièces comme A Cultivation by Radioactivity de 1967, caisson vertical composé d’un néon de lumière fluorescente verte sur lequel grimpent des sortes de limace-serpent-pénis inventés par l’artiste.
Ces reptiles érectiles, ces larves ou chrysalides confectionnées apparemment en résine ou plastique, peuplent les nombreuses cages – cages dont la série a été commencée en 1965 – présentées dans l’exposition. Cette forme entre phallus et chrysalide est un élément récurrent du vocabulaire de Kudo. Ainsi, pour répondre à une commande monumentale que lui fait le Japon en 1969, il va sculpter un phallus-chrysalide de vingt-cinq mètres de haut et de huit mètres de large dans la roche calcaire du mont Nokogiri: Monument des métamorphoses,(1970). Un film sur ce monument est projeté dans l’exposition. De couleur fluo, là encore, ces cages, comme plus loin les aquariums, sont habitées parfois par un phallus posé sur un perchoir, parfois par des sexes rampants ou dressés, des fragments de visage, des mains, de l’humus, mais aussi des circuits intégrés, des pièces électroniques, des plumes et des fleurs, les unes plus artificielles que les autres, des limaces et escargots figées, le tout sur la voie de la décomposition, entre mue et mutation. Votre portrait est un titre fréquemment utilisé, comme pour les assemblages, où un miroir est parfois intégré, titre à travers lequel Kudo nous renvoie notre image au stade de la décomposition.
Si une esthétique de l’épouvante et de la fantasmagorie habite l’œuvre, esthétique par laquelle l’objet côtoie l’abject en créant un monde qui évoque le Jardin des délices de Jérôme Bosch et les supplices de l’Enfer, pour autant, l’œuvre ne se veut ni désespérée, ni foncièrement critique. Tout en développant un caractère subversif et transgressif, elle met en scène, dans une certaine neutralité revendiquée par l’artiste, la mutation nécessaire de l’homme et du monde à l’ère de la post-catastrophe et des bio-technologies. Ainsi, Pollution, Cultivation – Nouvelle Ecologie (Grafed Garden), assemblage réalisé en 1970-71 fait pousser sur une plate-bande de terre des structures, des plantes des fleurs, des bras, des jambes, des visages et des sexes.
Si Kudo a été le compagnon de route des Nouveaux Réalistes (voir Arman, Hains, Spoerri, Villeglé, etc.) pour avoir exposé avec eux, notamment à l’invitation d’Alain Jouffroy dans le cadre de l’exposition Les Objecteurs, en 1965, il demeure qu’il se démarque de ces artistes par la présence continuelle de la question du corps et de l’organique dans son travail. En cela, une veine surréaliste traverse son œuvre, lieu d’une une fertile conjonction entre la culture japonaise et la culture occidentale. Cet aspect est particulièrement perceptible dans les dernières œuvres présentées qui mettent en scène des fils de couleur comme matériau, comme dans Tokyo-Paris axe magnétique et axe vide, de 1982, ou dans La survivance de l’avant-garde, de 1985, sorte de Mémento mori où un crâne est recouvert par un réseau de fils multicolore qui, derrière, lui fait une traîne, où encore dans le très aérien et poétique Âmes d’artistes d’avant-garde, de 1986, composé d’un parapluie ouvert et suspendu sous lequel pendent, comme en lévitation, des pierres enrobées de fils colorés qui, comme précédemment, pendent en faisant une traîne.
Quant au titre énigmatique de l’exposition, il provient d’une parole de l’artiste prononcée en 1972: «Il ne reste plus de montagne où se cacher, parce que la montagne que nous recherchons est, elle aussi, dans la serre» (voir: le catalogue de l’exposition Tetsumi Kudo, Van Reekum Museum Apeldoorn, Stedelijk Museum Amsterdam, 1991.).
Michel Foucault écrivait pour conclure Les mots et les choses: «L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine (…). Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues (…), alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable» (voir: Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 398.)
Tetsumi Kudo
— Votre portrait, 1965-1966. Technique mixte. 35,5 x 20 x 26,5 cm.
— Votre portrait, 1970-1975. Technique mixte. 42 x 21 x 30 cm.
— Pollution – Cultivation – Nouvelle écologie, 1971-1972. Technique mixte. 59,5 x 35,5 x 48 cm.
— Paradise, 1979. Technique mixte. 33 x 21 x 31 cm.
— Promenade in the Heredity Chromosome, 1979. Technique mixte. 33,5 x 18,5 x 27 cm.
— Meditation in the Endlesstape of the Future-past. 1979. Technique mixte. 33 x 18,5 x 26,5 cm.
— Cultivation of Nature – People who are looking it, 1970-1971. Technique mixte. Ca. 30 x 23 x 23 cm.
— Paradis programmé et enregistré, 1980. Technique mixte. 31 x 18,5 x 36 cm.
— Votre Portrait, 1972-1973. Technique mixte. 61 x 31 x 15 cm.
— Meditation in the Endlesstape of the Future-past, 1979. Technique mixte. 33 x 18,5 x 26,5 cm.
Pour voir la critique de l’exposition Mutatis, Mutandis. Extraits de la collection Antoine de Galbert, cliquez sur le lien ci-dessous.
critique
Mutatis Mutandis. Collection Antoine de Galbert