Le contemporain est manifestement devenu à la mode. Depuis un quart de siècle, la valeur «contemporain» vient, au moins verbalement, concurrencer les valeurs «tradition» et «patrimoine», mais surtout relayer la valeur «modernité». C’est évidemment le cas dans la publicité et la mode, dans les secteurs des réseaux et des technologies numériques. C’est aussi le cas dans l’art et la culture à partir des années 1980.
Avec les Frac (Fonds régional d’art contemporain), et autres centres d’art contemporain, le «contemporain» a fait une entrée en force dans le paysage français de la culture, et procédé à un maillage du territoire national, jusque dans ses coins les plus retirés.
Dans une situation de basculement profond de la modernité du XXe siècle vers une nouvelle configuration du monde, le terme «contemporain» pourrait simplement affirmer que l’on est en phase avec l’époque, avec ce monde-ci. Que l’on s’inscrit dans le processus de mutation du monde, sans s’interdire de le critiquer ou d’en dénoncer certains aspects.
Mais l’inflation du terme est à la mesure de ses ambiguïtés sémantiques. En art particulièrement. De nombreux artistes «vivants» se disent à tort «contemporains». S’ils travaillent et développent une œuvre cohérente, et souvent de qualité, ils le font dans des formes qui les éloignent des institutions culturelles et du marché amplement acquis au «contemporain». Revendiquer le label «contemporain» est pour eux une tentative de rentrer dans les territoires aujourd’hui les plus actifs de l’art. Tentative souvent vaine, parce qu’il ne suffit pas de produire et d’agir aujourd’hui pour être contemporain.
La notion de «contemporain» n’est pas entièrement temporelle et successive. Le «contemporain» n’est pas le présent, il ne désigne pas la somme de tout ce qui se situe et se fait dans une séquence temporelle comprise entre le passé et le futur.
Si les artistes «vivants», ou les galeries qui les exposent, ne sont pas contemporains, bien qu’ils créent et agissent dans le présent, c’est en raison du type de pratique artistique qu’ils déploient et de la forme des œuvres qu’ils proposent. Sans, évidemment, que cela ne prétende ici à un quelconque jugement.
Il ne suffit pas d’être présent pour être de son temps. Les artistes «vivants» sont certainement présents, ils ne sont assurément pas de leur temps car ils déclinent, à l’envi parfois, des formules et des valeurs esthétiques d’un autre temps. Ils se réfèrent à des préceptes esthétiques atemporels, à des formes et des matériaux usés par l’histoire, à des conceptions de l’art largement obsolètes.
Un écueil inverse, pour qui veut être «contemporain», est de coller à son temps. C’est notamment le cas, depuis quelques années, des artistes qui déploient une surenchère de technologies numériques, de matériaux nouveaux, de dispositifs sophistiqués, à partir de cette idée erronée selon laquelle être à la pointe des innovations de l’époque serait la meilleure façon d’en être «contemporain».
Dans un texte intitulé Qu’est que le contemporain?, le philosophe italien Giorgio Agamben précise que «la contemporanéité est une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances». La contemporanéité n’est pas une qualité donnée ou acquise en soi, mais une construction toujours problématique, en constant devenir, à la conjonction d’une adhésion et d’un écart.
Adhérer au temps sans coïncider avec lui, adhérer sans se fondre, prendre ses distances spatiales et temporelles, entre écart et anachronisme: telle est la posture à adopter pour bien voir l’époque, pour fixer le regard sur elle.
Cette double dimension d’adhésion et d’écart avec l’époque, constitutive de la contemporanéité, exclut évidemment les nostalgiques, qui se détournent de leur époque au bénéfice d’une époque passée. Elle exclut aussi tous ceux qui se fondent — et se perdent — dans leur époque à force de s’identifier à elle.
Être contemporain consiste en fait à trouver la bonne distance, la bonne posture, le bon point de vue pour bien voir son époque. Car la contemporanéité est une question de regard, elle est fonction de la qualité et de l’acuité du regard que l’on porte sur son temps — pour en percevoir autant les lumières que les ténèbres.
Un tel regard assez vif et (im)pertinent jeté sur son temps n’est bien sûr pas du seul ressort de l’œil, aussi aiguisé soit-il. Ce regard suppose une activité, assurément citoyenne, mais aussi politique, scientifique, philosophique, ou artistique.
L’artiste contemporain est donc celui qui sait exprimer certaines des forces agissantes de son temps par l’agencement des formes, des matières, des savoir-faire, des temporalités et des protocoles esthétiques de ses œuvres. C’est celui dont les œuvres résonnent avec le temps, avec ses forces les plus souterraines et les plus sombres.
Le regard, la distance et le point de vue par lesquels des œuvres contemporaines peuvent rendre visible quelque chose du «faciès archaïque du présent» (Giorgio Agamben) sont des effets de formes, de matières et de protocoles esthétiques produits par l’artiste au cours du processus créateur.
Aussi, la contemporanéité est-elle, au sens strict, moins celle des artistes que leurs œuvres. Et cette contemporanéité des œuvres n’est ni universelle, ni atemporelle: elle est liée à un temps qu’elle exprime jusqu’au plus profond de son anachronisme.
André Rouillé.
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