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La meute tranquille

26 Jan - 08 Mar 2008

En présentant un bestiaire délirant dans lequel la figure du chien trouve une place récurente, Fabrice Croux pose la question de la domestication, absorbe les écosystèmes et en digère les signes en les rejouant, en les manipulant par la mise en place de protocoles personnels.

Communiqué de presse
Fabrice Croux
La meute tranquille

On raconte que Diogène, célèbre philosophe grec dont la Vulgate dit qu’il vivait dans un tonneau, serait mort à cause d’un poulpe cru, mordu à la gorge alors qu’il en disputait la chair à des chiens errants. On raconte aussi qu’impudique, il se moquait de paraître nu dans la cité, qu’il acceptait de manger à même le sol, qu’il s’adressait aux statues de pierre, qu’il refusait les valeurs des hommes (l’amour, l’honneur, la sépulture due aux corps…), qu’outrancier il croyait « à la fécondité de la catastrophe » (Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, Champs Flammarion, 2002, p. 105), et que du chien dont son cynisme philosophique tire son nom (« cynisme » vient du grec Kuôn, « chien ») il reprenait toutes les caractéristiques.

Fabrice Croux n’est pas un artiste cynique et pourtant il dessine des chiens. Certains pleurent ou apparaissent les yeux rougis par l’émotion. D’autres (les Chiens fantômes) affleurent, évanescents, à la surface de grandes feuilles de papier quadrillé, comme des souvenirs sur le point de disparaître. Souvent Fabrice Croux dessine des cockers et il les montre touchant dans leur fragilité, doux et soumis – stupides aussi, comme le sont les chiens, toujours fidèles.

En fait, il semblerait que nous ayons un problème avec les chiens. Ils ne sont pas indépendants, comme les chats, mais au contraire nous suivent, partout, tout le temps ; ou bien ils nous attendent, bêtement, à la sortie des magasins et des écoles. Ils n’ont pas neuf vies, mais n’en ont qu’une – la nôtre. Ils ne retombent pas toujours sur leur pattes, en souplesse – eux, leurs os se brisent. Nous avons un problème avec les chiens parce que nous ne les aimons pas vraiment, ils ne sont pas assez parfaits, et pourtant, nous le savons, ils nous touchent infiniment. En définitive, quoi qu’on en dise, c’est à eux que nous offrons la plus belle vie : nous les nourrissons, nous les soignons, nous les lavons, nous les sortons aussi, parfois très tôt le matin, avant même d’être vraiment réveillé, et nous ramassons leurs crottes, parce que ce sont leurs crottes et que ce sont nos chiens. Qui fait ça pour nous ? Personne.

Diogène le Cynique avait choisi de vivre comme un chien parce qu’il considérait cela comme une position (un point de vue) radicale et efficace pour questionner les certitudes faisandées de son époque. Fabrice Croux peut sembler moins offensif. Il faut dire que sa meute à lui est tranquille, et que contrairement aux chiens affamés du cynisme, ceux de Croux sont repus. Il faut dire aussi qu’aujourd’hui il y a Royal Canin et Happy Dog Premium et non plus les restes de la pêche ou du marché. Les chiens ne fréquentent plus les vieilles poteries ébréchées (le tonneau de Diogène était une grande jarre en argile servant à conserver des céréales), mais ils passent leurs journée dans des logements normaux, où ils possèdent leur panier, à l’abri des intempéries, même si c’est seulement dans le garage qui sert à ranger la voiture sous la maison. Les chiens de Croux sont domestiqués, ils participent de l’ambiance feutrée des intérieurs, ils aboient peu, dorment davantage, jouent parfois, et la meute qu’ils constituent nous semble bien faible, comme molle ou détendue. Ils en seraient presque risibles ces chiens, non ? Non. Parce que c’est nous qui (éventuellement) avons un problème avec les chiens – eux, ils ont la belle vie.

Il n’y a pas uniquement des chiens, loin s’en faut, dans le travail de Fabrice Croux (il y a aussi tout un bestiaire foutraque – éléphant, tigre du Bengale, ours polaire, etc. – chassé dans on ne sait quel safari), mais sa présence est suffisamment récurrente pour apparaître comme le signe d’un intérêt central pour la domestication. Depuis plusieurs années en effet (dès sa formation d’abord à Nice, puis à l’école d’art de Grenoble), le travail de cet artiste consiste à faire passer par le filtre d’une activité quotidienne les codes qui structurent notre contemporanéité (les vêtements, la nourriture, la musique, les moyens de locomotion…). Et depuis son espace domestique à lui, il absorbe les écosystèmes et en digère les signes en les rejouant, en les manipulant, dans un de ses mille petits protocoles personnels – plier, décalquer, sampler, dessiner, … avec du buvard, du Stabylo, du Blanco, etc.
L’exposition qu’il présente à OUI est l’occasion de montrer ce que produit ce travail exemplaire dans lequel il est question d’être au plus près des choses, de les accompagner, de s’en nourrir, de se soigner, d’éventuellement attendre placidement l’événement suivant… D’avoir la belle vie, comme un chien, tranquille.

Stéphane Sauzedde, janvier 2008

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