Une voiture, une remorque à son arrière-train, stationne dans la neige, au milieu des arbres, ou de nulle part. Des types y boivent de la bière, le cœur de leur activité étant sûrement d’être seuls ensemble, tels les garçons de La vie de Jésus de Bruno Dumont qui passent leur temps assis sur les marches de la place du village, sans se parler. On pense aussi aux scènes de voiture dans A la campagne de Manuel Poirier et à Le plein de super d’Alain Cavalier. Plus désabusés que passionnés de tuning, ils interrompent des morceaux musicaux tendance hard rock, les cheveux longs inondant leurs épaules.
Dans les oeuvres de Philippe Quesne, l’équipe d’acteurs est toujours plus ou moins la même, accompagnée de Céleste, le chien de Rodolphe. Ils semblent à chaque fois recommencer la même pièce à quelques variantes près. On note les récurrences : ils mangent des chips, utilisent des branches d’arbre sur le plateau, vidéo-projettent des mots, installent une fontaine d’eau, font marcher la machine à fumée, boivent de la bière… Isabelle arrive en vélo, les feux de la voiture clignotent, ils se délectent d’effets spéciaux non spectaculaires. Au fil des pièces, nous devenons les spectateurs d’une série dans laquelle il serait permis de manquer des épisodes. La précédente se terminait par la bande-annonce de celle-ci, affirmant un principe de création continu, qui se ferait à plusieurs et structurerait un mode de vie.
Ces activités dérisoires, ce principe de création, seront les sujets même de la pièce : la mélancolie d’une part et l’activité d’une troupe qui se veut autonome de l’autre. Ces personnages décalés vont montrer à Isabelle, venue réparer leur voiture, tous les différents aspects de leur projet culturel, sorte de parc d’attractions qui se déroule en partie dans une remorque aménagée sur le modèle utopique des maisons de la culture, initié par André Malraux dans les années soixante. Ainsi, la remorque / cabine d’environ 5m2 fait office à la fois de salle de concert avec jeux de lumière, de salle de spectacle, billetterie, buvette, bibliothèque, vestiaires….
La troupe imite les différents aspects de circulation et de la fabrication d’un produit culturel mais à l’échelle de ses propres moyens, c’est-à -dire, des bouts de ficelles. En marge du modèle dominant, ils en reproduisent les archétypes sans pouvoir en proposer une alternative. La pâle copie du produit culturel comme moyen d’inscription dans la société est réalisée avec une telle innocence que leur émerveillement dans l’acte créatif nous apparaît pleinement. Il nous viendrait alors l’idée que nous avons à faire à des génies de l’art et lorsque cette idée s’estompe, nous pensons regarder des génies des bois. Le trouble nous habite, quant à la nature de leur geste, notamment lorsqu’ils jouent Hotel California des Eagles à la guitare sèche et à la flûte, lorsque praxis et virtuosité renversent le ridicule des moyens.
L’ambiguïté se retrouve aussi à la fin de la pièce quand des bâches plastiques gonflées, une machine à bulle et à fumée, un ventilateur semblent jouer le spectacle ultime devant Isabelle, sorte de Fifi Brindacier en tee-shirt Metallica, disponible à toute découverte. Elle monte en haut d’une échelle pour mieux apprécier les effets illusoires des machines, ces engins ramenés à leurs simples fonctions arrivent à nous émouvoir de par la pauvreté de leurs conditions et une certaine poésie nous parvient, à nous aussi, spectateurs.
Ce qui pourrait nous apparaître dans un premier temps comme des personnages qui raconteraient la fabrication d’une pièce, évoquant les différentes stratégies adoptées pour adapter leur parc d’attractions à l’étranger ou en extérieur, renvoie directement à des faits réels vécus par la compagnie, les acteurs en perruques se tournant eux-mêmes en dérision. Tous les aspects de l’élaboration du spectacle sont évoqués, du choix du titre avec appellations interchangeables à la documentation de référence.
Déjà dans la Démangeaison des ailes, un acteur énumérait les livres qui avaient inspirés la pièce. En citant des ouvrages tels que Le Théâtre et son double d’Antonin Artaud ou un livre pour enfant sur les dragons, Philippe Quesne préfère évoquer les sujets traités plutôt que de s’en saisir. Ici la mélancolie est documentée par les tableaux les plus éculés sur le sujet : la célèbre gravure de Dürer et la toile tout aussi renommée de Caspar David Friedrich. Les questions sérieuses ayant été déjà largement développées par les intellectuels, les livres mentionnés ne sont plus que des surfaces, des panthéons culturels dont la complexité fait consensus et qui ne laissent plus rien à dire. Seul le faire enfantin serait encore producteur de sens. De même, si l’écologie était le propos de la pièce D’après nature, il y avait comme un renoncement à en dire quelque chose, comme si tout avait déjà été énoncé par les spécialistes.
La Mélancolie des dragons est la pièce la plus maîtrisée de cette aventure à plusieurs. Nous attendons alors le prochain épisode avec beaucoup de curiosité.
Durée : 75 min
— Conception, mise en scène et scénographie : Philippe Quesne
— Interprétation : Isabelle Angotti, Zinn Atmane, Rodolphe Auté et Hermès, Sébastien Jacobs, Émilien Tessier, Tristan Varlot, Gaëtan Vourc’h