On n’en sait rien, a-t-on coutume de dire, personne ne peut en témoigner: personne n’est jamais revenu nous dire ce qu’il y a là -bas, de l’autre côté de la vie. Or, voilà pourtant que Carlos Amorales semble justement avoir entendu, ou bien encore vu une langue, et pas n’importe laquelle: celle des morts.
En effet, à la galerie Yvon Lambert, dans son exposition intitulée «La langue de morts», Carlos Amorales décline selon plusieurs formats son alphabet calligraphique, le présentant tantôt sous la forme d’un idéogramme isolé, tantôt sous la forme de lignes d’écriture recouvrant un tableau ou bien encore un cahier que l’on peut feuilleter.
La force et la beauté impérieuse de ces tracés noirs rendent l’affirmation du geste évident tandis que la vivacité et la vitalité des traits, leur plasticité dynamique, laissent parfaitement entendre qu’il s’agit là d’une langue qui a des vérités à nous dire: sur la mort ou bien encore sur la vie, le mourir ou le vivre.
Mais voilà , nous ne savons pas lire cette langue pas davantage, peut-être, que Carlos Amorales, même si, d’une rive à l’autre, tel Charon sur sa barque, il paraît en être le passeur.
Mais revenons d’abord en arrière. Depuis une quinzaine d’années, Carlos Amorales crée un alphabet visuel à partir de dessins vectoriels issus d’images fréquemment empruntées à l’iconographie populaire, souvent relatives à des faits ou à des phénomènes violents, lesquelles sont recensées dans une base de données appelée «Archiv Liquid». Or, passant cette fois de la vie — fût-elle chaotique, tourmentée, accidentée —, à la mort, l’alphabet de l’artiste semble avoir subi l’inflexion d’une mutation. De figuratif, son alphabet est devenu aussi abstrait que celui d’une langue. À ceci près qu’à la différence d’une langue, il reste impossible de savoir si ses formes, le choix de ses graphies, sont réellement arbitraires.
Que la langue des morts se compose de silences, de sonorités, de musiques, de râles, de cris, de récits, de jugements, de recommandations, de rires ou d’images (tels les simulacres qui traversent l’espace à la faveur du clinamen épicurien), rien n’indique en effet que ce qui lie ici le geste à sa signification soit aléatoire, arbitraire, conventionnel plutôt que nécessaire ou vital. Ou bien encore, devrait-on dire, plutôt que nécessaire et mortel.
Dans tous les cas, accompagnant les morts, il semble que nous soyons conduits ailleurs, là où tous les repères et les critères linguistiques qui pourraient permettre, comme à Champollion, de recomposer du sens, se sont pour toujours évanouis.
De son côté, composé de quinze impressions sur papier, un roman photo nous indique toutefois de quels morts il est précisément question avec lui. Extraites de la presse mexicaine, ces photographies montrent des victimes de la guerre contre les narcotrafiquants, mortes pour la plupart dans des conditions atroces. Comme dans une BD abstraite, qui peut tout aussi bien associer langage et dessins non-figuratifs que bulles inintelligibles et dessins figuratifs, le roman photo de Carlos Amorales s’accompagne de bulles emplies de cette langue des morts qui, émanant des corps, devient tout à coup aussi mystérieuse que vertigineuse : comme si la vérité de ce qui arrive là dépassait à jamais le sens, touchant de tous côtés à l’innommable (celui de la mort comme celui du mourir).
Car les morts de Carlos Amorales ne parlent pas depuis l’outre-tombe qui ferait d’eux des fantômes ou de «vieux» morts désincarnés, d’ores et déjà squelettes. Allongés sur la terre et non pas encore sous elle, ces morts parlent comme à l’instant de leur mort, depuis l’instant de leur mort, la frontière à peine passée, tandis que leurs corps sont peut-être encore chauds. Ainsi semblent-ils encore parler le mourir plutôt que la mort.
En contrepoint sonore, Carlos Amorales, actuellement en résidence à l’Atelier Calder, présente, à la façon des mobiles de Calder, une installation mouvante faite de cymbales suspendues, destinée à ce que chacun d’entre nous se manifeste ou non, seul ou à plusieurs, dans l’harmonie ou le chaos. Comme si face à la langue des morts, il s’agissait pour chacun de contresigner ou de répondre ou non avec des sons : aux morts, à la mort, ou bien encore, aux vivants et à la vie.
Tandis que plane l’obscur pressentiment d’un jugement dernier prononcé dans la langue des morts, Carlos Amorales, dont le nom se compose en espagnol des mots amor (amour), amorales (amoral), morales (moral), orales (oral), rales (râles) signe donc ici une exposition qui fait frémir d’un sentiment apocalyptique.
D’ailleurs, dans l’Apocalypse, n’est-il pas question de cymbales? Dans le doute, au sortir de l’exposition, on ne peut que croire qu’il s’agirait alors d’un oubli, d’un effacement, d’une traduction erronée. À moins que l’on ne se souvienne alors de Paul «S’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, je ne suis qu’une cymbale retentissante (ou bruyante)».
Å’uvres
— Carlos Amorales, Negative Nature (typeface), 2012. Spray sur papier. 120 x 180 cm
— Vue de l’exposition La Langue des morts, Galerie Yvon Lambert, Paris, 2012
— Carlos Amorales, Ya veremos como todo reverbera, 2012. Acier, cuivre, peinture époxy. 700 cm