ÉDITOS

La force géologique des œuvres

PAndré Rouillé

La deuxième édition de la triennale d’art contemporain «La Force de l’art», qui vient d’ouvrir au Grand Palais, tranche heureusement avec la première édition qui avait été lancée en 2006 dans la précipitation pour colorer de culture et de modernité les ambitions présidentielles de l’ancien Premier ministre Dominique de Villepin — depuis lors neutralisé par son propre camp politique. A l’époque, l’exposition n’était guère qu’un bric-à-brac d’œuvres  hétéroclites choisies à la va-vite, sans propos ni vision coordonnés, par une dizaine de commissaires choisis par cooptation et copinage, enfermés dans leur individualisme, à défaut d’élaborer un projet collectif cohérent.

Aujourd’hui, en pénétrant sous l’ample verrière du Grand Palais, on est d’emblée frappé par la qualité et la vigueur de la lumière ainsi que par les géométries et la blancheur du dispositif d’exposition qui occupe presque toute la longueur de la nef. La qualité et la puissance de ce blanc, qui irradie dans l’espace et illumine les œuvres, sont dues à l’architecte Philippe Rahm, dont le travail s’est déroulé conjointement à celui des trois commissaires: Didier Ottinger, Jean-Louis Froment et Jean-Yves Jouannais.

Ce dispositif, que Philippe Rahm nomme «géologie blanche», est en lui-même un formidable opérateur théorique et esthétique, qui démonte le modèle du white cube moderniste dont la rigidité et la clôture ont littéralement soumis à sa loi l’art occidental du XXe siècle.
Alors que le white cube était, et reste en effet dans la forme-galerie, un réceptacle fermé, structurellement figé, coupé de l’espace et de la lumière extérieurs; alors qu’il masque, sous  des apparences de neutralité et de transparence, une redoutable machine à formater les œuvres, à les mettre à distance du monde, et à les projeter dans l’univers de l’interchangeabilité marchande; alors, donc, que le white cube installe le spectateur devant l’œuvre dans une solitude et une proximité propices aux regards subjectifs et soumis à l’ordre du discours; la «géologie blanche», elle, agence différemment les éléments de l’exposition : leurs forces, leurs relations, leur visibilité, leurs formes et leurs matériaux.

Les volumes et les formes, les chemins et les places, les montées et les déclivités, les rétrécissements et les trouées, les ciels ouverts, translucides ou opaques, rien de ce  qui compose le grand plateau de la «géologie blanche» n’est arbitrairement défini en conformité à une forme préétablie. Tout est au contraire conçu en résonance avec les forces et les relations que les œuvres entretiennent les unes avec les autres; en fonction de leurs volumes, poids, formes, matières et couleurs; et en vue de créer les conditions de la visibilité dont elles ont besoin. «Ce n’est pas l’œuvre d’art qui s’adapte à l’architecture, mais l’architecture qui se plie aux exigences de l’œuvre d’art» (Philippe Rahm).

Faire ainsi écho à ces sortes de forces géologiques par lesquelles les œuvres agissent souterrainement sur la forme de l’exposition pour en faire un paysage (ou une ville) toujours singulier de positions, de voisinages, d’espaces, de couleurs, de matières visuelles et sonores, de vibrations et de lumière, cela revient à passer d’une logique du sens à une logique de la sensation ou, selon les termes de Philippe Rahm, de la «pensée structurelle à la pensée climatique».

La «pensée climatique» qui préside aux «compositions thermiques» de Phlippe Rahm s’accorde avec celle des commissaires qui ont délibérément choisi les œuvres sans «aucun thème, aucune notion pour les lier, motiver leur réunion, pour les justifier comme éléments d’un texte, d’un récit» (Jean-Yves Jouannais).

Pour mesurer et éprouver  par différence la singularité, et la force précisément, de cette posture, il suffit de se rendre à l’exposition «Une image peut en cacher une autre» qui se tient non loin, dans une autre aile du Grand Palais. Dans cette très conventionnelle exposition, une  véritable antithèse de «La Force de l’art», sont très classiquement alignées sur des cimaises 250 œuvres d’artistes d’époques et de cultures différentes en forme d’«images doubles»: par jeu ou par stratégie, l’évidence de chacune d’elles cachant une autre image souvent chargée d’un message moral, symbolique, ou encore religieux, politique ou sexuel.
Dans une version institutionnelle du white cube composé d’une enfilade de salles aveugles, uniformément éclairées à l’électricité, se déroule au long de cimaises standard, le petit récit de l’«image-double-qui-peut-en-cacher-une-autre» dans l’histoire dite universelle de l’art.
Devant chaque œuvre, on est ainsi conduit à découvrir l’image cachée dans les plis de l’image présentée. Mais loin d’être innocent, ce petit jeu puéril a pour effet de faire manquer l’œuvre dans son ampleur et sa force esthétiques en détournant le regard et l’attention sur une très partielle de ses dimensions. La logique discursive du thème vient ainsi se superposer à la dimension esthétique des œuvres.

En fait, cette seconde édition de «La Force de l’art» ne vise à glorifier aucune force de l’art en général en offrant un spectacle de quelques unes de ses productions les plus remarquables. Il s’agit au contraire de faire éprouver corporellement et visuellement, au travers du dispositif esthétique qu’est la «géologie blanche», les forces qui émanent d’œuvres singulières, c’est-à-dire d’opportunément resituer et actualiser dans des œuvres singulières l’idée rassurante et largement incantatoire de «la force de l’art».

Ce passage de l’art en général aux œuvres en particulier confirme que l’époque actuelle est, en art, marquée par une sorte d’épuisement des formes séculaires, et surtout modernes, de l’exposition, du commissaire, et des œuvres elles-mêmes.
Puis, autre retournement, les commissaires ont, au contact des œuvres, expérimenté cela que la force n’est pas l’exact envers de la faiblesse, mais, de façon plus nuancée et complexe, que force et faiblesse sont inséparables, et qu’en art la force des œuvres réside souvent dans leur précarité et leur fragilité assumées, et dans leur capacité à capter de diffuses inquiétudes.

Ce double retournement, qui est aussi une double prise de distance avec les conceptions modernes, indique qu’une fracture — sinon une crise — se creuse au sein de l’art, et trace de nouvelles directions. Fin de l’art et de ses maillages discursifs, venue des œuvres et des sensations. Et, fortement, éloge du doute: «Dans cette exposition, rien n’est sûr», confie Jean-Louis Froment. Complexité et incertitude par lesquelles les œuvres, peu à peu libérées de leurs cadres d’hier, peuvent (parfois) résonner esthétiquement au tempo du monde d’aujourd’hui.

André Rouillé.

La Force de l’art 02
— Exposition au Grand Palais, à Paris, du 24 avril au 01 juin 2009
— Le Catalogue, L.F.D.A. 02, éd. Artlys, 2009, 144 p.
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