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La Danseuse malade

PSiyoub Abdellah
@17 Nov 2008

B. Charmatz et J. Balibar offrent une scène et deux corps à l’œuvre poétique de Tatsumi Hijikata, maître d’une danse des corps obscurs. Un dispositif tout à la fois simple et imposant qui confie à la parole la matière charnelle et le mouvement inévitable que traverse le texte.  
 

Dans le cadre du Festival d’automne à Paris, Boris Charmatz invite Jeanne Balibar à donner de sa voix pour faire entendre les mots d’un autre, le japonais Tatsumi Hijikata, figure mythique d’un butô traversé par le surréalisme français puis, très volontairement, par les écrivains au corps maudit : Antonin Artaud, Georges Bataille, Jean Genet.

Loin de l’image d’un butô lunaire et exotique, Boris Charmatz emprunte à Tatsumi Hijikata un texte qui n’est pas tout à fait La Danseuse malade. Le chorégraphe s’approche ainsi de la tradition sans s’y inscrire mais en l’interrogeant. Il choisit de faire entendre la parole de l’obscurité des corps, de la présence des morts, du regard qui épie, des limites corporelles qui chancellent.

C’est le titre même de Danseuse malade qui appelle Jeanne Balibar dans l’aventure. Cette comédienne inscrit son travail dans le flottement et aime à se désaxer. Nous ne la verrons danser qu’à peine, en toute fin de spectacle. Nous la verrons d’ailleurs étrangement découpée, buste et jambes mêlés à la machine. Dans ce duo, ce trio dans lequel Hijikata occupe l’essentiel du sens, Jeanne Balibar partage la scène avec la tôle et le verre.

Dans un Théâtre de la Ville affichant complet, un personnage casqué apparaît dans une quasi obscurité. Une mèche est allumée, un feu de Bengale s’enflamme et explose comme les mots ou la danse pourraient le faire. L’odeur flotte un moment, odeur de souffre qui implique le corps du spectateur tout en convoquant ensemble destructions, ruines, cendres. Quittant son accoutrement, le danseur se montre blanchi par la cendre, corps dont le travail musculaire est disséqué par la faible lumière. 

Une masse devinée dans le noir s’anime alors, phares et feux arrières sont allumés : un gros camion blanc, relié à l’électricité par un cordon ombilical géant et métallique. Jeanne Balibar, à peine visible, repousse le camion sur le danseur qui glisse sous lui jusqu’à prendre place à ses côtés. Ensemble, nous les voyons arracher une membrane du sol, la décoller, se faire une place à l’intérieur. Enroulée, la membrane devient cordon, des cris et des pleurs accompagnent les convulsions qui agitent les corps. Dans la salle, nous devinons plus que nous entendons : « nourrisson ».

Suspendue au pare-brise du camion, la comédienne grogne : « L’amour arrive toujours en retard », « Les hurlements, les premiers sons qui accompagnèrent ma danse ». Assise à la place du conducteur, elle allume un phare, l’autre, l’intérieur de la cabine, un micro. Les mots auront malheureusement peu de chance de prendre feu ou d’exploser au visage du spectateur. Même s’il tend l’oreille, convaincu de la force du texte plus que de l’interprétation, il ne fait que saisir des bribes de discours.

Merveille d’un texte évoquant la communauté de la contagion, les fous délirants de la santé, le bonhomme de vent, les âmes sans voix des morts qui errent et tentent de brûler ; déception d’une voix nasillarde, imitant le rhume ; déception d’une occupation de l’espace dévolue au camion dont les pneus crissent, dont la vitesse varie, dont le sens de déplacement évolue. Lorsque la vidéo étale sur les flancs du camion l’état du danseur, nous retrouvons un imaginaire de l’enfermement et du dévoilement propre au corps et à la danse.

La chair traverse les mots, les bouches fleurissent sur les plantes de pied, l’état de corps est nonchalant, il part à moitié en fumée, boîte vide comme tout un chacun, tentative d’étranglement du temps. Le texte psychotique avance, il est mouvement, matière. Le plateau semble alors bien vide malgré la taille du camion, malgré la vidéo, malgré l’intrusion d’un chien, surgi directement du texte. Ces éclats visuels frappent fort mais ne suffisent pas à hisser le spectacle à la hauteur d’un texte rigoureusement étrange et esthétiquement fondateur, capable de « mettre ces choses-là en érection ».

— Chorégraphie : Boris Charmatz
— Interprètes : Jeanne Balibar, Boris Charmatz
— Textes : Tatsumi Hijikita
— Traduction : Patrick De Vos
— Lumières : Yves Godin
— Son : Olivier Renouf
— Décor : Alexandre Diaz, Dominique Bernard
 

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