Sous un pâle éclairage à la froideur toute lunaire, n’évoquant rien moins que la typique chaleur andalouse, les protagonistes prennent impassiblement place de part et d’autre de la scène, laissée aux trois quarts vide. Côté cour, une table, côté jardin, l’imposant piano à queue… Des chaises empilées brillent de leur éclat métallique depuis le fond du plateau… Dans ce décor de taverne aseptisée, dépouillée de tout folklore, vibre le silence.
Sorte d’avatar entre le dandy et le toréador, Israel Galván, vêtu d’une incongrue redingote cintrée beige, fait soudain crépiter dans l’air les premiers zapateados. Dès lors, comme suivant une «courbe» schématique bien définie, le compas, cette pulsation qui sourd de l’âme flamenca, semble se diffuser de corps en cordes, corps du danseur, cordes frappées du piano, cordes vocales tendues à la limite de la cassure… Un mystérieux personnage picaresque surnommé «Bobote» marque le rythme, battant le sol de ses talons, faisant galoper ses mains sur la table à laquelle il est nonchalamment assis, le tout entre deux jaleos. Sylvie Courvoisier de son côté «frappe» à proprement parler les cordes de son piano, allant jusqu’à se passer de l’entremise des touches du clavier pour aller les pincer, les tordre, les faire vibrer directement sous le couvercle entrebâillé de l’instrument, por entraňas!
En dépit de l’originalité de cette mise en scène atypique, entre tradition et innovation musicale, force est de constater cependant que les (long) solos de piano et de chant ont tendance à diluer notre attention dans une irrépressible langueur. Les dissonances des variations très contemporaines de Sylvie Courvoisier, qui décidément ne parviennent pas à faire jaillir l’énergie sonore propre au flamenco, séduiront plutôt un initié public mélomane, tandis que le très lancinant cante jondo d’Inès Bacan, dont les premières plaintes déchirantes provoquent effectivement le frisson, finit par lasser. La danse nous manque. Les moments de liesse folle où, heureusement, danse, chant et musique entrent en résonance retombent malheureusement aussi vite qu’ils n’ont éclaté l’espace d’un trop bref instant. Ces trois «solitudes» (pour reprendre le terme de Didi Huberman) se mêlent finalement trop peu.
Intellectuellement intrigante, cette création ne déploie malheureusement pas le charme captivant de la précédente, qu’était La Edad de Oro. Israel Galván avait alors réussi le tour de force de remanier le cliché dans la gangue même du cliché, symbolisée par le coffre de la «stéréotypée» guitare, bien présente alors en chair et en bois. Sa danse se jouait avec infiniment d’humour des codes du genre au milieu d’un très intimiste «cuadro» de musiciens. Le sortilège du duende opérait bel et bien, jusque dans sa parodie.
L’intérêt intellectuel de La curva, mettant cette fois-ci cet art immémorial à l’épreuve de la musique «savante» contemporaine, n’est absolument pas à remettre en cause, et sans doute fallait-il oser arracher le flamenco à ses cordes habituelles, le disséquer dans la froideur d’une mise en scène presque «clinique»…mais sans doute au risque d’en dissoudre l’essence même, son irrationnelle magie.
Nous retrouvons néanmoins ce charme ineffable lors des trop rares (au vu de la longueur du spectacle) mais très intenses passages scéniques du bailaor. Capable de se mouvoir à l’envi, sur le sol comme en équilibre parfait sur une table déséquilibrée, Israel Galván continue de repousser les limites de la danse flamenca, tout en montrant crânement qu’il en maîtrise les canons à la perfection. Sur le fil du rasoir entre virtuosité et imprévisibilité, c’est notre souffle qu’il se plaît à couper. Le spectacle s’achève magnifiquement dans le cercle d’une micro arène de sable immaculé. Entre la grâce du toréro et la furie du taureau, «le danseur des solitudes» disperse sous nos yeux cette poudre de neige, ruant pieds nus dans ce nuage, comme dans le cliché qu’il n’a de cesse de vouloir dissiper. Gageons que c’est en le subvertissant plus qu’en n’en faisant table rase qu’il y parvient le mieux…