Parée des plus positifs et pacifiques atours, la culture aura, avec l’éducation, sans doute été l’une des armes les plus redoutables des conquêtes coloniales. Ce sont en effet la culture et l’éducation qui servent encore aujourd’hui d’argument principal aux partisans convaincus, avec le Président de la République, des bienfaits de l’épopée coloniale française. Adversaires résolus de toute réflexion critique sur le passé, péjorativement assimilée à de la «repentance», ils considèrent qu’en alphabétisant les populations (décrétées) ignorantes et incultes de pays arriérés et en marge du mouvement du monde occidental, la France a accompli une noble et humaniste mission d’émancipation et de diffusion des bienfaits — et des libertés — de notre moderne la société développée.
Cela asséné avec l’arrogante certitude que le savoir, la culture et l’humanité ne connaissent pas d’autres formes que celles en vigueur dans la partie nord occidentale de la planète. Cela pour mieux occulter que les écoles, les hôpitaux, les transports étaient avant tout des instruments nécessaires à la colonisation, au pillage des richesses locales. Cela en ignorant que les coutumes, les modèles et les savoirs occidentaux ne venaient pas combler un vide culturel «indigène», mais se superposer à des cultures et effacer des traditions existantes, souvent riches et vivantes.
Coloniser consistait à substituer des manières de faire, de voir, de dire et de penser venues d’ailleurs à celles en vigueur dans un territoire. La colonisation n’a jamais apporté sans substituer et abolir — par la force ou le consentement.
Mais le colonialisme en tant que relation duelle entre un pays colonisateur et un pays colonisé dans le cadre de frontières définies s’est transformé sous les effets conjugués des mouvements de libération des pays colonisés, de l’affaiblissement des vieilles nations coloniales, et de l’essor de la mondialisation.
L’actuelle situation post-impérialiste, que Toni Négri nomme «Empire», est caractérisée par une absence de frontières. Le gouvernement de l’Empire n’a pas de limites. Aucune frontière territoriale ne borne le règne de l’Empire qui englobe la totalité de l’espace. Son ordre s’impose au monde entier, à toutes les zones géographiques, à toutes les catégories sociales, à toutes les cultures. Il agit moins par la force que par la diffusion de valeurs et de protocoles, d’images et de signes. Y compris par la culture et l’art. Par le dialogue et la coopération.
Le marché, en l’occurrence le marché de l’art, s’est accordé au nouvel ordre impérial, jusqu’à en devenir l’un des principaux vecteurs.
Ainsi, en moins de trois décennies, l’hégémonie croissante du marché a totalement reconfiguré la visibilité et l’existence même de l’art au travers d’une profusion de foires, de biennales et de salles de ventes internationales qui ont vu le jour dans les lieux les plus improbables de la planète.
Les pays en quête de reconnaissance et de légitimité internationales ont en effet compris que le marché de l’art pouvait être un bon marqueur d’acceptation des normes et valeurs occidentales.
C’est ainsi que les acteurs de l’art — collectionneurs, artistes, critiques et commissaires — ont été pris dans un véritable tourbillon, contraints de sillonner le monde au risque de basculer du côté de la jet-set, et de devenir plus attentifs à la valeur marchande des œuvres qu’à leur valeur esthétique.
L’implacable logique «impériale» du marché n’épargne désormais ni l’art, ni la création, ni le jugement esthétique. Elle fait dériver les œuvres et l’art du côté de la finance et de la spéculation.
Stimulée par une concurrence féroce entre les différents acteurs, lieux et institutions, la redoutable mécanique d’expansion-uniformisation de cet art contemporain mondialisé tend à littéralement laminer les expressions artistiques discordantes, aussi bien dans les pays «développés» que dans les autres.
C’est précisément l’un des aspects de la culture sous le régime «impérial»: les œuvres singulières des «artistes vivants», mais non «contemporains», des pays occidentaux sont condamnées à la même invisibilité que les œuvres des artistes des pays situés en dehors des périmètres du monde occidental. Alors que le colonialisme agissait à l’extérieur des frontières de chaque nation coloniale, l’Empire est indifférent à la géographie et opère à l’intérieur comme à l’extérieur.
En outre, par nécessité de diversifier son offre, le marché accueille de plus en plus d’artistes venus des pays émergents ou en développement, tout comme il monte au pinacle d’un éphémère succès de jeunes diplômés à peine émoulus des écoles d’art, ou se prend fugacement d’intérêt pour des pratiques aussi hétérodoxes que le graffiti.
Le recours à ces marges de l’art contemporain sont cependant moins le signe d’un large dialogue artistique planétaire, que la manifestation d’une série d’instrumentalisations des périphéries par un marché de l’art encore dominé par les valeurs commerciales, esthétiques et idéologiques de l’Occident.
L’instrumentalisation idéologique est manifeste, et presque systématique, quand les acteurs et institutions du marché réservent un accueil privilégié, généralement sans lendemain, aux artistes originaires de pays en lutte contre l’oppression — la Chine, la RDA, les Balkans, etc., et aujourd’hui l’Iran. Façon de renouveler l’offre d’art et de se situer à bon compte du côté de la liberté…
Autre trait de l’Empire: en ce début de siècle, l’hégémonie commerciale et culturelle de l’Occident est en train de vaciller et de se redistribuer. Aussi, la diffusion des œuvres et des signes de l’Occident ne serait paradoxalement plus l’expression d’une force, mais celle d’une faiblesse. C’est peut-être ainsi qu’il faut par exemple comprendre l’opération du «Louvre Abou Dhabi».
Le «Louvre Abou Dhabi», dont l’ouverture est prévue pour 2013, est le fruit d’une situation particulière, nouvelle et hautement signifiante. D’un côté, la France, forte d’une importante richesse symbolique et d’un immense patrimoine culturel au sens occidental du terme, n’a plus les moyens économiques et politiques de l’entretenir ni de maintenir son rang dans le concert des nations. D’un autre côté, le petit émirat d’Abou Dhabi, doté d’un énorme capital énergétique et financier promptement amassé grâce au pétrole, a besoin d’un capital culturel et symbolique fort pour s’inscrire pleinement et durablement dans le monde économique occidental.
C’est ainsi qu’a pris forme, à la demande de l’émirat, le projet d’un musée conçu par le Louvre (avec l’agence France-Muséums), construit à Abou Dhabi par Jean Nouvel, baptisé «Louvre Abou Dhabi», présentant (en rotation) des œuvres extraites des collections françaises, et piloté par un personnel muséal français. L’ensemble totalement financé par Abou Dhabi: 974 millions d’euros sur trente ans, auxquels s’ajoutent 40 millions par an pour les acquisitions (Le Monde, 9 janv. 2010).
Les motifs de se réjouir ne manquent assurément pas. N’est-ce pas une preuve éclatante de l’excellence française, une reconnaissance de plus du rayonnement international de son expertise et de sa richesse culturelles. N’est-ce pas, également, un moyen de renforcer la présence de la culture française dans le monde — à Abou Dhabi comme à Shanghai. Sans aucun doute.
Mais ce sont ici les émirats qui mènent le jeu, non pas sur le mode ancien où un puissant s’emparait plus ou moins brutalement de ressources naturelles détenues par un plus faible. La relation aujourd’hui plus paisible, mais non moins déterminée, s’établit sur le mode de l’échange. Mais l’échange est inégal. C’est la finance qui commande à la culture: la puissance trivialement matérielle et financière, récemment acquise, impose sa volonté à la vieille et désormais fragile puissance historiquement constituée au fil des ans par une lente sédimentation de productions, d’institutions, d’œuvres d’art et de culture.
Il s’agit pour Abou Dhabi d’obtenir une denrée d’autant plus précieuse et insaisissable qu’elle est virtuelle: ce type d’aura et d’épaisseur culturelle et symbolique qui est indispensable pour continuer prospérer économiquement dans le monde d’aujourd’hui.
André Rouillé.
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Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils Éditeur, Paris, 2000.
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