De la «culture pour tous», qui a longtemps prévalu en France, à la «culture pour chacun» que défend aujourd’hui avec détermination le ministère de la Culture, tout change, tout s’inverse. Le contenu et le rôle de la culture, les missions du ministère, et les destinataires de son action. De «tous» à «chacun», la rupture n’est pas seulement lexicale: une contre-révolution est en marche dans la culture qui n’en avait vraiment pas besoin. Et s’il reste un artiste, ce sera… le Ministre lui-même qui est en train de dessiner le décor et d’inventer les personnages de cette tragédie à laquelle il apporte toute sa ferveur.
Reconnaissons toutefois que la «culture pour tous», qui a scandé la vie culturelle française durant la deuxième moitié siècle dernier, reposait également sur une fiction. Une utopie. Mais elle était généreuse, voire œcuménique. Elle irradiait d’une ferveur démocratique et d’une croyance en les vertus d’une culture si assurée qu’elle se pensait universelle.
Dans un esprit républicain d’égalité et de fraternité, la «culture pour tous» envisageait pour le peuple le destin d’être uni, et pour ses membres celui de bénéficier tous des mêmes privilèges. Ces illusions, ou ce «grand récit» (Jean-François Lyotard), conféraient à la culture la noble mission prestigieuse de contribuer à l’unité nationale.
Elle était républicaine et démocratique à une époque où l’économie, qui n’était pas encore totalement libérale, n’avait pas encore malmené l’équilibre du monde.
Le drame qui est en train de se dérouler sous nos yeux est celui d’une inversion complète de perspective. Dans le «contexte de crise, économique et sociale, que notre société connaît aujourd’hui», il serait, selon le ministère de la Culture, économiquement impossible et socialement néfaste de s’accrocher au rêve hors d’époque d’un «élitisme pour tous» cher à Antoine Vitez.
Par une cynique inversion des valeurs, l’excellence n’est plus considérée comme un principe de rassemblement, d’unité et d’élévation du peuple, mais comme un facteur de division, de marginalisation, d’«intimidation sociale» qui frapperait «ces groupes sociaux exilés d’une culture officielle trop éloignée de leurs modes d’existence» — on voit se profiler sous cette formule alambiquée le spectre du jeune de banlieue, désœuvré, de nationalité française mais invariablement dit «d’origine étrangère».
Selon le projet ministériel «Culture pour chacun. Programme d’actions et perspectives» (sept. 2010), le «lien social» n’est donc plus à tisser sur la base «d’exigence et d’excellence» culturelles, mais contre elles; non plus dans la perspective (utopique) de bâtir l’unité de «tous», mais seulement dans le projet pragmatique d’atteindre «les personnes qui sont éloignées de la culture» pour des raisons géographiques, de précarité, ou d’«intimidation sociale».
Les utopies ont fait place au pragmatisme! L’ambition n’est plus d’élever «chacun» au-dessus de sa condition pour l’intégrer à la communauté de «tous». L’objectif est au contraire de maintenir «chacun» dans les limites restreintes de sa culture et de ses savoirs, quitte à procéder à une «mutation des frontières du champ culturel» en intégrant en son sein une «culture populaire» réduite aux pratiques «amateurs», «urbaines» et «spontanées».
Le rêve de possibles rencontres entre cultures savantes et cultures populaires est désormais enterré. Priorité absolue est donnée au «populaire» contre l’«élitaire»! Élite ou peuple, chacun à sa place! Les utopies de dialogues et d’échanges se sont transformées en verrouillage social au moyen de… la culture, explicitement traitée en «outil politique de lien social à destination de chacun».
Le fait que le ministère affirme vouloir «donner une place à la culture populaire» est certes positif. Mais comment s’en réjouir? Alors que le document ministériel déborde de préjugés sur ladite «culture populaire».
Alors que sa soudaine sollicitude apparaît manifestement comme une tentative (dérisoire) de répondre aux cris et colères de «cette frange de la population», qui est certes éloignée de la culture, mais qui est aussi et surtout frappée de plus en plus fortement par la misère et l’exclusion.
Alors qu’une thèse archaïque sur la disjonction de l’«intime» (chacun) et du «tous» s’ajoute cette extravagante notion d’«intimidation sociale» imputée à la «culture pour tous» dans le but de masquer que les causes véritables de la rupture du lien social sont ailleurs, dans les multiples formes d’exclusion, de discrimination et de répression.
Comment ne pas voir dans la précipitation ministérielle à circonscrire, découper et reconnaître une «culture populaire», une tentative d’établir une forme de contrôle sur ce que l’on appelait jadis «les classes dangereuses»…
Au-delà de son objet, ce document a pour intérêt de jeter un éclairage sur l’alliage entre l’«élitaire» et le «populaire» sous des formes telles que l’«élitisme pour tous» et la «culture pour chacun», qui sont autant de versions d’un alliage plus général entre le savant et le populaire.
Ni le savant ni le populaire n’ont d’existence propre et de forme fixe. Ce sont des figures mouvantes, toujours construites dans des conditions sociales, culturelles et politiques singulières.
En créant dans les années 60 les Maisons de la culture, André Malraux a ouvert socialement et géographiquement l’aire de la connaissance en matière d’art, de théâtre et de musique. Il a, en ces domaines, déplacé du côté du peuple la frontière entre connaissance et ignorance.
En 1981, à partir d’une conception socialiste et moderniste de la culture et de la démocratie, Jack Lang a considérablement intensifié la dynamique engagée en créant les Frac et les Drac, en prenant en compte des domaines jusqu’alors exclus des pratiques savantes (la photo, la mode, le rock, etc.), et en valorisant des créations contemporaines.
Tandis que Malraux visait à démocratiser l’accès à la culture savante, Lang, lui, ajoutait à une démocratisation accrue de l’accès, une démocratisation de la culture elle-même en élargissant son spectre du côté des pratiques populaires et des œuvres contemporaines. C’est ainsi que s’est élargi au cours des cinquante dernières années l’espace de la culture et le volume de son public.
Ces politiques assurément très positives étaient portées par un idéal «d’exigence et d’excellence», et par l’ambition louable de transformer les ignorants en savants. Mais, sous la pression grandissante des industries et des marchés culturels, ces nobles ambitions n’ont guère réussi qu’à rendre les ignorants assez savants pour devenir des consommateurs d’art et de culture…
Une autre politique culturelle est donc aujourd’hui nécessaire: aux antipodes de la pitoyable «culture pour chacun», et au-delà de l’«élitisme pour tous». Il ne s’agit pas tant, désormais, de transformer les ignorants en savants qu’à «reconnaître le savoir à l’œuvre dans l’ignorant» (Jacques Rancière).
Dans une société où les réseaux numériques ont, à une vitesse vertigineuse, imposé l’interactivité en mode et modèle incontournable d’agir et de penser, les frontières ne cessent de se brouiller entre l’ignorant et le savant, l’amateur et le professionnel, le spectateur et l’acteur, l’image et la réalité. Entre «chacun» et «tous» également.
Les savoirs seront de plus en plus partagés, échangés et mouvants, et les positions de savoirs — le savant et l’ignorant — seront, elles aussi, de plus en plus labiles, interchangeables, évolutives. De plus en plus collectives et individuelles.
Dans le gros temps qui l’agite, le monde a besoin d’une culture restaurée, débarrassée des rigidités de la pensée binaire, et des errements d’une politique désorientée.
André Rouillé
Lire
— André Rouillé, Du populisme dans la culture pour chacun, éditorial, n° 339, 06 janv. 2011.
— Culture pour chacun. Programme d’actions et perspectives, ministère de la Culture et de la Communication, sept. 2010.
(Sauf indications contraires, les passages entre guillemets renvoient à ce document).
L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.