La guerre en Irak est dans nos têtes et dans nos corps. Elle nous atteint, ici aussi, au plus profond de nous-mêmes. A l’horreur suscitée par les victimes civiles des trop fameux «dommages collatéraux» se mêle la curieuse sensation que, sous les missiles de Bagdad, un état du monde et de la culture est en train de s’écrouler. Sensation qui alimente les nombreux défilés de protestation qui, depuis le début, font écho aux bombardements à la surface du globe.
Il faudra observer comment la situation et ses devenirs vont travailler les œuvres, les formes et les postures artistiques. Comment l’art va résonner avec le monde tel qu’il est en train d’advenir. Comment les artistes vont résister (ou non) à l’offensive engagée au niveau planétaire contre la diversité et les différences culturelles. Quel sera, dans les domaines de l’art et de la culture, le sort réservé à des principes aussi réducteurs que l’opposition entre le Bien et le Mal, et aux dogmes du marché, du commerce, de l’économie.
L’Onu, l’Otan, l’Union européenne (la «vieille Europe»), et la volonté des peuples, sont contournées, ignorées, bafouées, dénoncées par une équipe déterminée de politiciens aux idées courtes, mais aux moyens exorbitants. Et convaincus que cela suffit pour avoir raison.
Mais leur force est à la mesure de nos faiblesses. L’Europe économique et monétaire n’a pas son équivalent dans les domaines de la défense et de la culture. Alors que la puissance des États-Unis repose pour une large part sur la culture, celle-ci est, en France et en Europe, la part négligée des gouvernements, des institutions, des entreprises.
Sans partager la conception, trop mercantile, de la culture qui prévaut aux États-Unis, il faut admettre que les Américains ont bien compris que la culture peut-être un secteur économiquement rentable et stratégiquement efficace, un vecteur puissant de diffusion de valeurs, de conceptions, de rapports aux autres et au monde.
Rien de tel en Europe et en France qui, pour des raisons qui ne sont pas seulement budgétaires, ne tirent pas profit de leur extraordinaire patrimoine culturel et artistique, et n’encouragent que mollement la création et les initiatives novatrices.
Alors que les artistes pourraient être des acteurs majeurs de la vie publique, nationale et internationale ; alors que l’art pourrait de façon décisive contribuer au dialogue entre les peuples et les communautés ; alors qu’il pourrait favoriser une nécessaire diversité ; l’art est maintenu dans un ghetto, et les artistes abandonnés à eux-mêmes, ou presque. Non seulement en raison de la faiblesse des budgets, mais plus profondément encore en raison d’une attitude générale de refus et d’ignorance délibérée de la culture et de la création contemporaines.
Cette situation éminemment défavorable freine la création, étouffe les meilleurs projets, pénalise les artistes et les créateurs, et, comme l’a nettement montré le rapport d’Alain Quemin (Éd. Jacqueline Chambon), elle affecte gravement la place de la France sur la scène artistique internationale. Intériorisée, cette situation crée un sentiment diffus d’impuissance, comme sous l’effet de ce que j’ai appelé un « virus de l’impossible ».
Peut-être le moment est-il venu de réfléchir à de nouvelles directions, à de nouvelles organisations, à de nouvelles postures, à de nouvelles façons d’envisager l’art et la culture. Cette réflexion nécessaire, et nécessairement collective, tracera les contours et les rôles de l’art et de la culture dans la nouvelle configuration du monde.
André Rouillé
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Rosemarie Trockel, Model with Stripes, 2003. Photo, tirage Lamda sur papier laser. 80 x 60 cm. Courtesy galerie Anne de Villepoix.