ÉDITOS

La culture absorbée par l’économie

PAndré Rouillé

«Les musées ne sont pas à vendre!» s’émeuvent dans les colonnes du Monde trois autorités de la culture et des musées : Françoise Cachin, directeur honoraire des Musées de France ; Jean Clair, conservateur général honoraire et écrivain ; Roland Recht, professeur au Collège de France. Au nom de la morale, de l’exigence scientifique, d’une haute idée de la culture, des chefs-d’œuvre de l’art et des devoirs de la République, ils déplorent que certains musées français suivent l’exemple du Musée Guggenheim qui s’est fait le «désastreux pionnier de l’exportation payante de ses collections dans le monde entier» (Le Monde, 12 déc. 2006).
Le Louvre a ainsi déposé à Atlanta, «la riche cité de Coca-Cola», pour une durée variant de trois mois à un an, certains des «plus grands chefs-d’œuvre de ses collections», en échange d’une somme de 13 millions d’euros. Le Louvre, toujours lui, est en cours de négociation pour vendre à Abou Dhabi, pour environ 1 milliard d’euros, «la griffe ‘Louvre’», mais en obligeant les grands musées français à consentir des prêts d’œuvres à long terme. Quant au Musée national d’art moderne (Georges Pompidou), une annexe semble être envisagée à

Shanghaï;…

Les signataires réaffirment le principe du prêt d’œuvres, mais en rappellent les règles : «Bien sûr, il faut prêter des œuvres d’art si leur état le permet et si leur sécurité est garantie, mais gratuitement, et dans le cadre de manifestations qui apportent une contribution à la connaissance et à l’histoire de l’art. C’était, jusqu’à présent, un impératif moral et scientifique».
Oui, mais… c’était hier, à une époque où la connaissance et la recherche scientifique, la cohérence culturelle des projets, le respect suprême des chefs-d’œuvre (de leur conservation et de leur sécurité) étaient autant de valeurs inestimables, tournées vers l’universel, qui n’auraient pas pu trouver d’équivalent monétaire, qui ne pouvaient donc s’accorder qu’avec la gratuité.

Tout cela paraît bien loin déjà, et promis à l’oubli, comme le prouvent les actions déjà menées, mais aussi le très explicite rapport, L’Économie de l’immatériel. La croissance de demain, récemment remis au ministre de l’Économie par Maurice Lévy, Président du Groupe Publicis et… du Palais de Tokyo.

Il n’est, dans ce rapport, nullement question de chefs-d’œuvre et de gratuité, d’éthique culturelle et de vision universelle, de continuité à assurer entre hier et demain par la conservation, l’enrichissement et le partage du patrimoine. Ce rapport vient de facto justifier le cri d’alarme de nos trois grands serviteurs de la culture d’hier pour lesquels «les objets du patrimoine ne sont pas des biens de consommation» parce qu’ils sont porteurs de «valeurs universelles» nécessaires au devenir de la culture et de la civilisation. Mais leur cri, aussi net et juste soit-il, est déjà presque inaudible, étouffé par les bouleversements majeurs déjà entamés de la culture, qui dépassent largement les pratiques muséales.

Dans le rapport Lévy, le lexique et le point de vue basculent du domaine de la culture et de l’art à celui de l’économie et de la publicité. Les œuvres deviennent des «actifs immatériels», et la nation française est convertie en «marque France» soumise à ce dogme que la «gestion de l’image nationale s’impose comme un facteur de succès économique».
Comme le répète à l’envi le rapport, la situation du monde d’aujourd’hui impose de «mettre les actifs immatériels publics au service de l’économie», et pour cela de «développer une politique de gestion des marques, des savoir-faire et de l’image». Autrement dit, abolir les principes du service public de la culture. Le renversement est tel que le «pire» dénoncé par Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht, est donné par le rapport Lévy comme l’exemple même à suivre, et… à développer.

Alors que ceux-ci s’offusquent de la gestion du Louvre comme d’une marque, et de la soumission de l’éthique culturelle à la logique économique ; alors qu’ils s’obstinent à soutenir le principe des prêts gratuits, le rapport Lévy préconise, lui, afin de «tirer parti de ce capital immatériel [des muées], d’accepter de lever plusieurs tabous de notre politique culturelle, qui sont aujourd’hui devenus des freins au développement de nos musées et à l’affirmation de leur place à l’étranger».

Lever ces «tabous» hérités de pratiques désuètes, inadaptés au monde d’aujourd’hui, consiste à permettre aux musées français non seulement de «céder le droit d’utilisation de leur nom», mais surtout de «louer et de vendre certaines de leurs œuvres». Tout cela évidemment assorti de garanties strictes (espérons qu’elle seront plus efficaces que celles qui, par exemple, devaient contrôler le respect par TF1 de ses engagements d’être dans le paysage audiovisuel la chaîne du «mieux disant culturel» !)

Ces «tabous» dont il faudrait se débarrasser sont rien moins que les fondements de la culture républicaine en vertu desquels les œuvres du patrimoine public doivent être toujours accessibles au peuple et demeurer inaliénables, c’est-à-dire soustraites au marché de l’art.
Or, en faisant de la location et de la vente de certaines pièces de leurs collections l’un des modes de gestion des musées, le rapport Lévy jette les œuvres publiques sur le marché et les transforme en marchandises. Le partage de l’universel de l’art et de la culture, aussi illusoire et idéaliste soit-il, est brutalement mis aux oubliettes au prétexte de la mondialisation, de la concurrence entre les musées sur la scène internationale, et de la nécessaire rentabilisation des «actifs immatériels» dans une situation de paupérisation (organisée) des Etats-nations et des institutions publiques.

Les «tabous» auxquels s’attaque le rapport sont ceux qui ont longtemps (tant bien que mal) protégé la culture de la tyrannie de l’économie. Bien qu’elle aboutisse à abolir cette sorte d’exception dont a longtemps et heureusement bénéficié la culture, la stratégie économique préconisée repose sur une analyse assez juste selon laquelle notre époque est marquée par une transformation radicale de la nature du capital et de son accumulation.
La nouvelle économie mondiale ne repose plus sur «l’accumulation du capital physique» — comme au temps où l’État se dotait d’infrastructures de transport et que les entreprises investissaient massivement dans des équipements de production —, mais sur une «accumulation d’actifs immatériels».

Dans cette situation, tous les secteurs à fort potentiel de création et d’innovation, au premier chef la culture, changent de statut économique pour devenir des éléments majeurs et paradigmatiques de la nouvelle structure (immatérielle) du capital. C’est ainsi que la culture est désormais aspirée par l’économie.
Dans les musées, mais aussi dans l’édition, dans l’attribution des fréquences hertziennes, dans la musique, dans la gestion et la législation des droits d’auteurs, dans les bibliothèques, etc., partout le mot d’ordre est désormais le même: inventorier, gérer et rentabiliser les «actifs immatériels»; accélérer les flux, lever les tabous, débloquer. Partout placer les activités de l’esprit dans la logique du capital immatériel, sous le règne absolu du marché.

Croyant innover et tracer des voies d’avenir, le rapport Lévy ne fait que suivre passivement le cours du monde. Il ne chasse les «tabous» (d’hier) que pour leur substituer les dogmes d’un libéralisme total placé sous le ciel radieux de l’économie et de la marchandise. Un monde unidimentionnel sans aspérités ni différences dans lequel toutes les valeurs, mêmes les plus spirituelles, sont rapportées à la logique implacable de l’économie.

Patrick Le Lay, de TF1, vend déjà aux publicitaires nos cerveaux rendus «disponibles» par sa chaîne. Mais il est sur le point d’être dépassé par Maurice Lévy, de Publicis et du Palais de Tokyo, qui projette de vendre notre âme — un «actif immatériel» comme un autre…

André Rouillé.

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Rob Pruitt, Esprit de corps : Noeuds boroméens, 2006. Blue jeans, coton, kapok. 200 x 46 x 10 cm. Courtesy galerie Air de Paris.

Lire
-> Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet (dir), L’économie de l’immatériel. La croissance de demain. Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel. Remis au ministre de l’Économie le 4 déc. 2006.
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-> Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht, «Les musées ne sont pas à vendre», Le Monde, 12 déc. 2006

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