ÉDITOS

La culture abimée

PAndré Rouillé

On a beaucoup glosé sur le déclin de la culture française. Il conviendrait plutôt de dire que les cinq dernières années ont été marquées en France par une rapide et large dégradation de la culture. Large parce que cette dégradation n’a pas seulement affecté les moyens de fonctionnement des grands secteurs constitués tels que l’art, l’édition, les spectacles ou les médias, elle a tout autant touché les aspects comportementaux, langagiers, humains et éthiques de la culture.

On a beaucoup glosé sur le déclin de la culture française. Il conviendrait plutôt de dire que les cinq dernières années ont été marquées en France par une rapide et large dégradation de la culture. Large parce que cette dégradation n’a pas seulement affecté les moyens de fonctionnement des grands secteurs constitués tels que l’art, l’édition, les spectacles ou les médias, elle a tout autant touché les aspects comportementaux, langagiers, humains et éthiques de la culture. Mieux que «déclin», le terme «dégradation» contient l’idée de diminution de la valeur morale, de mise en mauvais état, de perte de valeur. La dégradation est plus rapide et perceptible que le déclin. Peut-être moins rédhibitoire, mais assurément plus vivement ressentie et perceptible.

La France n’est évidemment pas le seul pays à être touché par un tel processus de dégradation culturelle dû au passage mouvementé d’une époque à une autre très différente que connaît le monde à l’orée du XXIe siècle. Mais au cours de la dernière période on a, en France, assisté sur les plans politique, économique et social, à une convergence de décisions, d’orientations, d’actes, de pratiques et de propos qui, au lieu de freiner le processus, l’ont au contraire chevauché et accentué.

L’une des figures de la dégradation de la culture a été sa marchandisation à outrance avec l’essor inouï des foires internationales d’art contemporain et des grandes salles de ventes non moins planétaires. Une logique plus financière et commerciale qu’artistique s’est ainsi imposée en art au détriment des galeries plus locales, plus proches des artistes, et plus attachées aux valeurs artistiques et culturelles.
A la suite des médias, du cinéma et de la musique, les domaines de l’art ont ainsi été happés par le tourbillon de la marchandisation et de la concurrence libérales dans le sillage d’artistes tels que Jeff Koons et autres Damien Hirst, encouragés par des collectionneurs-investisseurs à la mode François Pinault ou Roman Abramovich, et par l’entrée en lice des sages et vénérables musées qui se sont abandonnés avec délice aux jeux auparavant interdits de l’«art business» international…

Résultat: un immense retournement s’est opéré. L’art s’est pour longtemps enfermé dans le monde unidimensionnel et hétéronome de la marchandise; la valeur marchande est devenue la mesure de la valeur esthétique, les usagers ont été convertis en clients, et plaire est devenu la règle d’un art gagné par le spectacle, etc.

Seconde grande figure de la dégradation: l’enferment dans le passé, la mécompréhension des grands enjeux culturels du présent et de l’avenir. Nombre de responsables culturels français, décideurs privés ou publics, n’ont en effet qu’une vision assez vague des mutations immenses qui agitent le monde et la culture d’aujourd’hui.
L’essor fulgurant du numérique, qui atteint pourtant tous les aspects de la vie, reste à leurs yeux souvent très abstrait et culturellement lointain: un sujet de discours et de bonnes intensions, rarement une pratique régulière, et très exceptionnellement un secteur d’investissements et de réelle attention.

Trois décennies après l’avènement public de l’informatique, la culture numérique est souvent faible, les équipements matériels et interactifs (sites internet) parfois indigents, et la maîtrise des réseaux assez fruste. Par exemple: Paris s’est dotée d’un solide réseau de vélos (Vélib), alors que la plupart des musées municipaux ne disposent pas encore de sites internet dédiés…
La France semble pas encore loin de la «Troisième révolution industrielle» (Jeremy Rifkin) qui est déjà en cours et qui va indubitablement marquer le XXIe siècle.

Les pouvoirs publics consacrent l’essentiel des investissements numériques au passé à l’archivage du patrimoine, mais incomparablement moins à des projets d’avenir.
Les votes des lois Hadopi et consort ont en outre donné le spectacle lamentable d’une lutte d’arrière-garde menée sans merci par les grandes industries culturelles et le gouvernement, afin de défendre le statu quo, c’est-à-dire les profits et un vieil édifice législatif, économique et technique de la culture frappé d’obsolescence par le monde qui arrive.

Etre contemporain ne consiste certes pas à adopter inconditionnellement son temps. Cela signifie au contraire adhérer à son temps, mais avec vigilance et clairvoyance, en gardant vis-à-vis de lui assez de distance spatiale et temporelle pour en percevoir, avec assez d’écart et d’anachronisme, l’obscurité et les ombres. Le contemporain ne substitue pas le présent au passé, il cherche ce que le présent recèle d’archaïque et d’immémorial.

Cette façon d’être contemporain diffère évidemment du rejet nostalgique et réactionnaire du présent et plus encore du futur.
Mais ceux qui chantent à l’envi la grandeur de la France, son rôle (supposé) de guide et de conscience de l’humanité, ne perçoivent pas à quel point cette France de leurs rêves est aujourd’hui culturellement à la traîne, abimée, repliée sur ses mythes, incapable de s’inscrire avec pertinence, et sans se renier, dans les nouvelles dynamiques du monde nouveau. Ils ne pourront jamais admettre que cette mythique «voix de la France», qui aurait tant compté, compte de moins en moins dans le concert des nations. Et qu’elle s’est encore dramatiquement dégradée au cours des cinq dernières années.

Culturellement à la traîne, dégradée, abimée, la France l’a été en effet dans la dernière période durant laquelle ont été très malmenées ses valeurs de Liberté, d’Égalité et de Fraternité, qui ont longtemps inspiré l’Occident depuis l’époque des Lumières.
L’émotion a été vive lors de la création du «ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale» à cause des résonances fortes qui le liaient au tristement célèbre «Commissariat aux questions juives» du gouvernement Pétain.
Le sinistre débat sur l’«Identité nationale», ainsi que des déclarations récurrentes posées à la limite de l’indécence et du délit, sont venus confirmer l’existence, au plus haut niveau de l’État, d’une nauséabonde obsession de l’origine, de la pureté, de la nation, et d’un rejet viscéral de l’autre et de la différence.

Tout cela a profondément abimé l’image de la France dans le monde, et atteint l’estime d’eux-mêmes et de leur pays de beaucoup de Français. Dans une ambiance d’indécence endémique, la fierté d’être Français a, au fil des faits, des discours et des outrances, peu à peu nourri un certain sentiment de honte. Ou bien une réelle indignation face au pathétique spectacle d’une France qui, après avoir tant cherché à élever ses valeurs humaines à la hauteur de l’universalité, se crispe sur de vieilles lunes rances, à contre sens et à contre temps du monde ouvert, mélangé et mobile, comme les réseaux, qui est en train d’éclore.

Honte et indignation: devant le chômage, qui plonge dans le besoin et marginalise des pans entiers de la société; devant les sans-domicile, qui jonchent les trottoirs des villes tels des rebus humains; devant le démantèlement des services publics, qui met à mal les valeurs de solidarité; devant l’accroissement inouï des inégalité, qui divise la nation; devant la grande braderie organisée et planifiée de l’éducation nationale et de la culture. Ces drames sociaux et humains, et d’autres encore, qui ont littéralement explosé en quelques années, ont changé nos vies à tous, et profondément affecté nos manières de faire et d’agir, de voir et de ressentir, de dire et de penser. Ils ont gravement détérioré l’édifice symbolique de la culture française.

Or, la culture est un bon indicateur de la vitalité d’une nation. On la mesure arithmétiquement à partir de la fréquentation des lieux et événements culturels, du nombre d’artistes français admis dans les grandes expositions internationales, du niveau des budgets publics alloués à la culture, etc. Mais l’état de la culture s’éprouve subjectivement au travers de signes épars, aussi ténus soient-ils, dont l’éventuelle convergence se constitue en symptôme.

La maîtrise approximative de la langue par le Chef de l’État, ses accrocs récurrents à la logique discursive, et son lexique parfois émaillés d’insultes, ses préférences affichées pour la culture-divertissement, symbolisent le décrochage assumé («décomplexé», dit-on) qui s’est manifestement opéré entre la culture et une large part des élites dirigeantes françaises.
Dans la France d’aujourd’hui on peut être investi des plus hautes responsabilités politiques ou économiques et avouer sans vergogne une totale ignorance, ou indifférence, en matière de culture.

Mais l’indifférence se fait également, et de plus en plus, mépris. Mépris des artistes, qui ne servent à rien, vivent dans une marginalité étrangère aux enjeux du monde réel; mépris, au nom d’un pragmatisme de bon alois, de la pensée et de l’écriture qui sont affaire d’intellectuels, toujours soupçonnés d’être coupés du faire; mépris de l’invention en tant qu’elle est production de différence; mépris du beau et de l’art qui, en période de crise, seraient à ranger du côté du superflu; etc.

Ces propos régulièrement associés à la culture ne sont pas les seuls. Il s’en trouve heureusement d’autres plus favorables. Mais dans les temps présents, la dégradation de la culture se mesure subjectivement par une recrudescence alarmante de ces petits et grands mépris.
On peut désormais en France ouvertement et sans grands dommages se dire «inculte», parce que la culture est aujourd’hui abimée, dégradée et méprisée. Dévaluée.

André Rouillé

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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