Car ça grogne de plus en plus dans la culture. La ministre ne devrait pourtant pas s’en étonner, elle qui avait qualifié son budget 2008 de «budget d’austérité», et qui déclarait à l’ouverture même de ces «Entretiens de Valois» (11 février) : «Je ne vous dirai pas que c’est un budget facile».
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Comme souvent, ça grogne pour des raisons de restrictions budgétaires. Mais pas seulement. Le malaise est plus profond. «On arrive à la fin d’un cycle», reconnaît justement la ministre.
Les réactions sont venues des Espaces culture multimédia (ECM), qui ont été créés en 1998 afin de «développer et valoriser la dimension culturelle des technologies de l’information et de la communication». Cela en accueillant des artistes et des chercheurs, en organisant des soirées, des projections, des performances, des expositions, des festivals à destination des publics les plus larges.
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Mais voilà , après dix ans d’activité, près de 70 salles labellisées ECM vont cette année devoir annuler ou revoir à la baisse leurs projets, licencier leurs salariés, ou pire, fermer. Une pétition a été ouverte, une fédération s’est créée, des réunions et coordinations se multiplies.
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Ça grogne et ça résiste d’autant plus fort que l’incompréhension règne. Alors que la ministre de la Culture a reçu en août 2007 pour mission principale de développer la «démocratisation culturelle», c’est-à -dire de concentrer son action sur les «publics» et la diffusion plutôt que sur la création ; alors que cette priorité était explicitement raccordée à «la révolution numérique qui doit être l’occasion de conduire un public toujours plus nombreux vers le patrimoine culturel français et de langue française, et vers la création contemporaine»; alors que les Espaces culture multimédia n’ont, précisément, cessé de faire cela au cours des dix dernières années. Alors… on comprend mal pourquoi ils sont aujourd’hui directement menacés dans leur action et leur existence.
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Le malaise vient du fait que la réduction de la part de l’État dans le financement de la culture se conjugue avec un objectif plus vaste consistant à introduire dans le champ de la culture un ensemble d’institutions, de procédures, d’analyses et de réflexions, de calculs et de tactiques, permettant d’imposer des normes de comportement aux différents acteurs du champ.
Il s’agirait donc, pour le gouvernement, de soumettre la culture à une nouvelle rationalité politique, ce que Michel Foucault a désigné par le terme de «gouvernementalité». Cela afin d’exercer une forme spécifique de «pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité» (Michel Foucault).
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Les formes de la nouvelle «gouvernementalité» ont été très nettement stipulées à la ministre de la Culture dans la lettre mission qu’elle a reçue le 1er août 2007. Il lui a ainsi été explicitement notifié que sa «première mission est de mettre en œuvre l’objectif de démocratisation culturelle. Celle-ci ayant globalement échoué parce qu’elle ne s’est appuyée ni sur l’école, ni sur les médias, et que la politique culturelle s’est davantage attachée à augmenter l’offre qu’à élargir les publics».
Dans ce cadre, elle devra concevoir les «modalités d’un partenariat pérenne» avec le ministère de l’Éducation nationale, et «proposer les modifications souhaitables de structures» aux chaînes de France Télévisions.
Mais la ministre a surtout été invitée à procéder à une inversion complète de la politique menée depuis plusieurs décennies par son ministère en privilégiant désormais «les publics» (la population) plutôt que les créateurs («l’offre»). Notamment en «veillant à ce que les aides publiques à la création favorisent une offre répondant aux attentes du public».
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L’État continuera certes à soutenir la création, mais avec pour critère «les attentes du public» (la population), avec pour condition que «chaque structure subventionnée rende compte de son action et de la popularité de ses interventions», et avec pour règle celle qui consiste à «fixer des obligations de résultats et à empêcher la reconduction automatique des aides et des subventions».
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A la différence de la création, qui est d’ordre qualitatif, le public se mesure, se calcule, se compte («La question des chiffres de fréquentation sera l’un des thèmes de travail», annonce la ministre aux Entretiens de Valois). De la création au public, on passe de la qualité à la quantité. On place la politique et les choix culturels sous les fourches caudines de l’économie politique, c’est-à -dire sous le pouvoir d’un savoir extérieur à la culture. C’est cela la «rupture».
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A «l’ère de la gouvernementalité», la culture est soumise aux valeurs de l’entreprise, du marché, de la marchandise, de la concurrence. Désormais, martèle la ministre, «l’État n’a pas vocation à intervenir partout et à tout niveau. L’État n’a pas vocation à participer de façon pérenne à tous les projets».
Cette situation, qui a pris forme au cours des dernières années, est devenue, avec la dernière élection présidentielle, la règle régissant en profondeur l’activité de la culture en France. Il ne s’agit pas seulement pour l’État de faire des économies, comme on l’entend souvent dire, mais d’«exercer une forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir» (Michel Foucault).
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Les institutions culturelles publiques ou subventionnées sont désormais contraintes de trouver par elles-mêmes des ressources qui leur venaient auparavant de l’État. Ces ressources, elles doivent apprendre à les recueillir, soit auprès des collectivités territoriales, soit auprès des entreprises privées par le biais du mécénat, soit par la création de services, de produits ou d’activités commerciales propres.
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C’est pour cela que les lieux culturels s’adjoignent des équipes chargées du mécénat, qu’elles accompagnent leurs manifestations de produits dérivés, ou qu’elles abandonnent ponctuellement leurs espaces à des opérations commerciales extra-culturelles.
L’alliage entre culture et économie de marché, entre art et entreprise, qui prévaut désormais, oblige les institutions les plus prestigieuses comme Le Louvre ou le Centre Pompidou à monnayer leur nom et leur prestige — métamorphosés en «marques» — dans les opérations culturellement les plus improbables (telles que celle d’Abou Dhabi).
Quant aux visiteurs (le public, la population), ils sont aujourd’hui définitivement devenus des clients…
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Autre symptôme de la situation de la culture à «l’ère de la gouvernementalité»: l’aliénabilité des œuvres. On se rappelle que Maurice Lévy avait, dans un rapport retentissant, proposé que les musées publics français puissent, comme les musées privés américains, vendre une partie des œuvres de leur fonds. Autrement dit : les œuvres du patrimoine national devenaient des marchandises, les musées se voyaient confortés dans une posture d’entreprise commerciale, et les fonds d’œuvres transformés en stock à gérer conformément aux lois du marché.
Dans un très récent rapport, Jacques Rigaud se prononce pour l’inaliénabilité. Mais avec des exceptions qui pourraient bien être des brèches dans une situation très transitoire.
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Le malaise qui agite le monde de la culture est directement lié aux restrictions budgétaires. Mais il est plus fondamentalement causé par l’avènement de cette situation où la culture est gouvernée par l’économie, où l’activité économique et les mécanismes du marché sont les principes régulateurs dominants de la culture.
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André Rouillé.
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Lire
— Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 91-138.
— Lettre de mission adressée à Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication, par le Président de la République et le Premier Ministre, le 1er août 2007.
— Discours de Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l’occasion du lancement des Entretiens de Valois sur le spectacle vivant, 11 février 2008.
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Pétition
Contre les réductions budgétaires à l’encontre des Espaces culture multimédia.
(http://www.culture-multimedia.org)