Au sol, épicentre d’une réunion pour le moins hétéroclite d’œuvres, les Reebok Pump de Pierre Joseph dialoguent silencieusement avec les bandes verticales de Daniel Buren et celles, diagonales et légèrement curvilignes, de son homologue Martin Barré — mues par la même régularité métronimique. Venant pervertir cette neutralité objective, les crânes d’Eric Dietmann, vestiges osseux d’une Sainte Famille à poil, ricanent ostensiblement, faisant écho à la photographie d’Edouard Levé, Angoisse de nuit, qui pointe cette inquiétude existentielle, métamorphosée en poésie par Agnès Varda dans Patates cœurs. Vanités, traces, signes ou symptômes de notre monde contemporain, démarches plastiques niant la subjectivité de l’artiste ou réinventant le geste pictural par une mise à distance, ce panorama condensé de l’art de la seconde moitié du XXe siècle n’est pas anodin.
Totems d’une même «civilisation» artistique — Nicolas Bourriaud, lui, parle de fétiches —, les oeuvres rassemblées ici répondraient à un « plan de composition personnel », contenu dans leur forme même et révélant le travail de l’artiste dans son ensemble. Digne préambule, selon le commissaire invité, à la sélection des nominés au prix Ricard, plus jeunes et moins expérimentés que leurs aînés mais tout aussi pertinents dans la délimitation de leur territoire artistique…
… Si le lien entre les deux générations n’est pas évident — et souffre de l’exiguïté de l’espace d’introduction, qui range les artistes confirmés au placard, transformant la préface promise en quatrième de couverture —, celui qui unit les nominés entre eux : la question de « la consistance du visible » a l’avantage d’être assez large pour se faire légitime.
En manifeste, le What Is Not Visible Is Not Invisible de Julien Discrit jette un discrédit sur la valeur accordée à l’apparence, littéralement «à ce que l’on voit». Tracé avec une encre spéciale, le texte révélé par une lumière ultraviolette n’apparaît qu’en notre présence, ce qui le condamne à une existence alternative, à une réalité latente, en devenir. Le fonctionnement de l’oeuvre réactive par là l’importance de l’expérience dans la perception, et de la primauté du corps — et non de l’esprit seul — dans cette expérience, comme l’avance Merleaux Ponty dans sa Phénoménologie de la perception.
Impermanent, le visible s’égare en des réalités polymorphes, met en cause le réel en tant que référant. Les formes, les matériaux mentent sur leur nature véritable, comme le polystyrène utilisé par Gyan Panchal dans son uoel, qui masque son inconsistance et sa pauvreté, sa légèreté, derrière une stature imposante, une peau d’aspect cuivrée à l’odeur d’hydrocarbure. Le paravent de Lili Reynaud-Dewar, microcosme en perpétuelle évolution où l’instabilité des éléments — formes géométriques, costumes, mobiliers, protagonistes — donne naissance à une infinité de scénarios, soutient la thèse de cette invariabilité des phénomènes.
Mais les oeuvres sélectionnées ont surtout un rapport spécifique au temps, en tant qu’elles le traversent ou le condensent, brouillant les repères entre passé, présent et futur. Fabriqué avec des matériaux contemporains, l’étrange monolithe de Panchal semble provenir du fond des âges ; les élégants objets d’Emmanuelle Lainé, à la finition soignée, reprennent la physionomie du siponcle, un ver d’eau remontant au Cambrien ; Raphaël Zarka ressuscite des formes passées appartenant à l’histoire des sciences ; Cyprien Gaillard recense les analogies formelles entre nature et architecture selon une démarche archéologique…
En référence à ces temporalités croisées, Nicolas Bourriaud parle d’«hétérochronie», une notion empruntée à Michel Foucault qui se définit comme une rupture avec le temps traditionnel. Et chez Foucault justement, ce concept est lié à certains lieux marginaux ou déviants de notre société, à des «espaces autres». On peut alors se demander si l’exposition n’est pas une invitation détournée à l’exploration, à l’image de celle, souterraine et fantasque, de Tixador et Poincheval. Ou tout simplement un éloge du temps «comme la dernière terra incognita accessible aux artistes de notre époque» (Nicolas Bourriaud).
Martin BarréÂ
67-Z-23-73 x 54, 1967. Peinture glycéro et acrylique sur toile, 73 x 54 cm
Daniel Buren
Photo-souvenir : Peinture aux formes variables, Juin 1966. Peinture blanche dessinant une réserve au contour ondulé sur toile de coton tissée à rayures blanches et noires. 135 x 155 cm, toile datée en haut à gauche
Erik Dietman
La Sainte Famille à poil, nature morte pour Carême, 1989-1995. 48 x 85 x 53 cm.
Raymond Hains
Seita, 1970. Bois peint. 93 x 80 x 47 cm
Alain Jacquet
Arrosoir, 1972. Métal
Pierre Joseph
Cache Cache, 1991. Tissu, paire de Reebok Pump, carte téléphone, nunchaku
Bertrand Lavier
— Chuck Mc Truck, 1995. Skateboard sur socle en bronze avec patine. 66 x 80 x 26 cm
— Ibo, 2008. Bronze nickelé. 96 x 25 x 16 cm
Édouard Levé
Série Angoisse, Angoisse de nuit, 2001. Tirage lambda contrecollé sur aluminium. 100 x 100 cm.
Roman Opalka
— Détail 1965 / 1-¥ : Détail 4514593 (2). Photo sur papier avec identification DNA au dos. 30,5 x 24 cm
— Détail 1965 / 1-¥ : Détail 4409197 (6). Photo sur papier avec identification DNA au dos. 30,5 x 24 cm
— Détail 1965 / 1-¥ : Détail 5249379 (12). Photo sur papier avec identification DNA au dos. 30,5 x 24 cm
— Détail 1965 / 1-¥ : Détail 2010839. Photo sur papier avec identification DNA au dos. 30,5 x 24 cm
Agnès Varda
Patates cœeurs #1, #3, #5. Photographie. 30 x 40 cm
Julien Discrit
— Brighter Than A Thousand Suns, 2007. Photo couleur. 80 x 60 cm.
— What is not visible is not visible, 2008. Installation, encre invisible, lumière UV, détecteur de présence. Dimensions variables.
Cyprien Gaillard
— The New Picturesque, 2008. Huile, acrylique et vernis sur toile.117 x 153 cm.
— Geographical Analogies, 2007. Bois, verre, 9 polaroïds. 65 x 48 x 10 cm.
Camille Henrot
Film Spatial (une exploration de l’appartement de Yona Friedman), 2008. Film 19’.
Emmanuelle Lainé
Goldfingia, 2008. Cuir, skaï, mousse, métal. 300 x 50 x 60 cm.
Gyan Panchal
Uoel, 2006-2008. Polystyrène expansé et pétrole brut. 60 x 120 x 250 cm.
Laurent Tixador & Abraham Poincheval
Pelles Horizon moins vingt, avril 2008. Pelles, os de bœuf. 2 x (96 x 54 cm).
Lili Reynaud-Dewar
LOVE=UFO, 2008. Performance.
Raphaël Zarka
Padova (Réplique nº4), 2008. Contreplaqué de coffrage et marbre de Carrare, 550 x 36 x 130 cm, vue de l’exposition « Padova », La Vitrine, galerie de l’Ecole des Beaux-Arts de Cergy, Paris, 2008