La Xe Biennale de Lyon conçue par le commissaire d’origine chinoise Hou Hanru, sous le titre «Le spectacle du quotidien» (jusqu’au 3 janvier 2010), n’a que modérément soulevé l’enthousiasme du petit milieu de «la critique».
Confondant souvent critique et jugement, émettant des avis aussi péremptoires que faiblement argumentés, érigeant leur subjectivité en critère absolu, et, il faut bien le dire, ignorant souvent les questions et les enjeux mobilisés, lesdits «critiques», de surcroît toujours pressés, vont au plus simple et au plus direct.
Ils jugent sans problématiser, agitent quelques mots-valises en guise d’arguments, et oublient que sans concepts l’œil est démuni, que «c’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend» (Gilles Deleuze).
Alors que, par exemple, l’un ne tarira pas d’éloges sur l’œuvre de Pedro Cabrita qui illumine à l’aide de néons l’espace d’une usine désaffectée (Entrepôt Bichat), tel autre décrétera non sans trivialité qu’elle «a du mal à décoller, manquant de poids, de souffle, d’originalité». Oubliant que si écrire c’est penser et inciter à penser, il vaut mieux éviter d’écrire comme on cause.
Le procès généralement fait à Hou Hanru est de tenir des discours «trop simplistes», et de présenter des œuvres trop pleines de «bons sentiments sociaux».
Dans Libération (11 oct. 2009), l’article surtitré «La dixième biennale privilégie les discours bien pensants au détriment de la forme», décline lui aussi cette opinion selon laquelle «trop d’artistes parlant aux têtes et trop peu à nos yeux», beaucoup d’œuvres souffrent d’un déficit de «profondeur». En d’autres termes: «Les grands discours sont de retour, et l’art s’y révèle parfois timide».
Le propos de Hou Hanru n’est pas interrogé, ni même présenté, il est seulement fustigé au nom d’un archaïsme supposé («Les grands discours sont de retour»), et sur la base du stéréotype selon lequel une antinomie fondamentale opposerait l’art et les questions sociales et politiques (que le rédacteur de Libération confond allégrement avec de la «morale»!)
A cette confusion, ce rédacteur ajoute des propos politiquement fort douteux, et une mécompréhension totale de la scène artistique internationale, quand il fustige les «pièces très engagées aux accents du Tiers-Monde, souvent belles, mais souvent pleurnicheuses», et quand il croit nécessaire d’insister en parlant des «non-alignés qui se pressent au portillon des grandes puissances, en file indienne derrière Shilpa Gupta» — Libération gagnerait décidément à mieux choisir ses «envoyés spéciaux».
La Biennale de Lyon est au contraire l’occasion, pour Hou Hanru, de prendre à bras-le-corps, dans la situation présente de la mondialisation, des questions fondamentales et délicates, qui n’ont rien de simpliste, ni d’archaïque, ni de superflu, et qui n’ont cessé de préoccuper des philosophes comme Adorno, Deleuze, Badiou, Rancière, etc., et de nombreux artistes précisément rassemblés à Lyon.
La pensée esthétique de Theodor Adorno est entièrement traversée par la question du «double caractère de l’art comme autonomie et fait social» (Théorie esthétique, p. 21).
Pour Gilles Deleuze, il ne s’agit pas, en art, «d’imposer une forme à une matière, mais d’élaborer un matériau de plus en plus riche apte à capter des forces de plus en plus intenses» (Mille plateaux, p. 406). Ces passages de la forme à la force, de la ressemblance à la capture, de l’identification au devenir, de la mesure au rythme, définissent les conditions pour que l’art soit «à l’heure du monde» (Mille plateaux, p. 343), pour qu’il puisse «rendre visibles des forces invisibles» du monde, de la société et de la vie (Logique de la sensation, p. 58).
En outre, la capture, qui s’opère par un travail sur le matériau, conduit l’art à faire vaciller ses propres normes, formes et protocoles inséparablement esthétiques et sociaux, à résister aux stéréotypes et aux pouvoirs. La création comme production de visibilités par capture de forces est donc inséparablement artistique, sociale et politique.
Quant à Jacques Rancière, il développe une conception esthétique de la politique qu’il définit, bien au-delà de l’acception politicienne, comme un «partage du sensible».
C’est dans ces horizons de pensée que s’inscrit le propos de Hou Hanru, aux antipodes des conceptions convenues et paresseuses de la critique-guimauve qui ne sait que soupeser le «poids», estimer le «souffle», ou mesurer la «profondeur» des œuvres uniment (mal) vues de l’intérieur du spectacle de l’art…
Hou Hanru procède différemment. Il a choisi des œuvres qui résonnent avec l’état présent du monde pour en produire des visibilités. Loin de toute transmission de messages ou de «discours bien pensants», l’art est considéré à Lyon comme un générateur sensible de pensée, et de savoirs inouïs sur le monde.
On peut partager ou non les choix d’Hou Hanru, mais ils expriment une vision du monde d’aujourd’hui telle qu’elle émane d’un ensemble d’œuvres conçues dans une perspective de résistance à la mondialisation et à l’explosion inouïe du spectacle qui l’accompagne en tous domaines, bien au-delà des pires prédictions de Guy Debord.
Pour la Biennale, le spectacle est à la fois hégémonique et en crise, et le quotidien, son maillon faible, s’avère être la cible possible d’une résistance artistique à la mondialisation et au spectacle.
Cette vision, qui fait écho à des postures esthétiques de résistance, n’a rien d’un «thème» comme le croit et l’énonce à la hussarde un critique: «Il a fallu faire simple et donc trouver un thème évident, déjà bien visité et pas trop complexe».
Or, rien n’est, en art, plus complexe que les rapports entre l’«autonomie» et le «fait social». Complexe à analyser en évitant le schématisme; complexe à mettre en œuvre pour les artistes; complexe, aussi, à cause des formalistes intégristes, nombreux dans le champ de la «critique», qui s’obstinent à vouloir préserver la forme de toute trace sociale ou politique.
La Biennale de Lyon permet pourtant de vérifier que les œuvres les plus éloquentes politiquement sont celles qui sont artistiquement les plus abouties. En art, la résistance politique doit être artistique, c’est artistiquement que l’art résiste politiquement. C’est par un travail aussi précis qu’intempestif sur les matériaux et les formes que surgit le sens. En art, la logique du sens se tisse entre les mailles de la logique de la sensation. Le sens s’éprouve au fil des sensations produites par l’œuvre.
Par exemple, la vidéo de Sylvie Blocher, qui est projetée sur un écran disposé dans le hall du Musée d’art moderne de Lyon, nous aspire littéralement par son intensité, son apparente simplicité, et son extrême rigueur.
Un garçon blanc torse nu, au corps, aux gestes et à la voix délicats et mesurés, presque féminins, chante en anglais pendant quatre minutes une mélopée qu’il ponctue de rares accords à la guitare électrique suspendue à son cou. Une partie de son corps et ses bras sont maquillés de noir, et derrière lui figure un papier peint composé d’un amoncellement de Mickey les quatre fers en l’air.
Or, ce garçon à la virilité peu affirmée, à la fois masculin et féminin, blanc et noir, égraine d’une voix douce et presque éplorée des paroles dures qui dénoncent une extrême misère raciale, culturelle, sociale et économique.
A More Perfect Day
Le passé n’est pas mort et enterré. En fait il n’est même pas passé.
— Cette fois nous voulons parler des écoles délabrées qui volent l’avenir de nos enfants, noirs, blancs, asiatiques, hispaniques, amérindiens.
— Cette fois nous voulons parler des files d’attente aux urgences des hôpitaux peuplées de blancs, de noirs, d’Hispaniques.
— Cette fois nous voulons parler des usines qu’on a fermées alors qu’elles faisaient vivre honnêtement des hommes et des femmes.
— Cette fois c’est non. Cette fois c’est non. Cette fois c’est non. Cette fois c’est non, etc.
Il faut attendre la fin pour apprendre que les paroles sont extraites du discours «A More Perfect Union» prononcé durant la campagne présidentielle par Barak Obama, à Philadelphie où Martin Luther King avait lancé son célèbre «I have a dream».
L’œuvre ne délivre pas de message. Au contraire, par tous ses éléments sonores et visuels, par sa forme et ses matériaux, et par les sensations qu’elle suscite, cette œuvre de Sylvie Blocher fait éprouver les forces qui sont en train de faire basculer les États-Unis vers une autre phase de leur histoire, elle capte et fait ressentir l’intensité de cet événement politique majeur qui donne symboliquement la parole aux sans voix, et nourrit un nouvel espoir chez les minorités, les métisses, les pauvres, tous les laissés pour compte de la vieille Amérique et peut-être du monde. A more perfect day.
André Rouillé