PHOTO

La Belle Indifférence (et entretien vidéo)

Gaëlle Bourges y présente La Belle Indifférence, création 2010, une pièce crue et intelligente qui revisite tout un pan de l’histoire de l’art occidental, de la peinture des maîtres de la Renaissance à Manet, à la lumière de récits des travailleuses du sexe qui nous sont contemporaines. Et, de par ce fait même, questionne le regard posé sur les corps des femmes.

La petite salle de la MC93, plongée dans la pénombre, se transforme pour l’occasion en atelier de peinture, en cabinet de curiosités, pourrait-on dire également. Le public s’installe sous le regard de trois personnages assis à une table. La pièce s’ouvre dans ce rapport frontal. Le dispositif nous rappelle la précédente création de Gaëlle Bourges, Je baise les yeux, pièce qui empruntait la forme d’une conférence sur la pratique du strip-tease dans les théâtres érotiques. Les trois intervenantes traitaient le sujet de manière très exhaustive avec des démonstrations professionnelles à l’appui.

La Belle Indifférence prend un tout autre cours, mais ce moment de face à face avec le public est fondamental dans le déroulement de la pièce. C’est une histoire de regard qui se joue là: des corps nus et épilés des femmes s’exposent sous la voix posée d’un historien de l’art, Daniel Arasse, qui nous entretient du nu dans la peinture. L’histoire remonte à la Renaissance et, plus loin encore, aux fondements de la civilisation judéo-chrétienne — comme le souligne la dernière partie, en référence au sang de la Vierge.

La chorégraphe affirme son droit de porter un regard sur cette histoire, et par là même, elle pousse le spectateur à assumer un regard réflexif sur un sujet qui a acquis, au long des siècles, la force immuable d’un lieu commun, profondément ancré dans nos habitudes culturelles: on parle non plus du travail sexuel qui pourrait être considéré comme un sujet marginal, mais de la beauté et de l’histoire de l’art.

Certes, dans les années 80, les Guerrilla Girls ont posé leur espiègle question: Do Women Have to Be Naked to Enter into the Met. Museum? transformée depuis en œuvre d’art et slogan du féminisme. Et de manière finalement peu paradoxale, la création de Gaëlle Bourges se nourrit de classiques de la peinture — la Venus d’Urbino de Titien, la Maja desnuda de Goya ou encore l’Olympia de Manet — autant que de performances d’artistes comme Vali Export… La pièce ne se résume donc pas à une volonté revendicative ou militante malgré la dimension documentaire qui la traverse.

Après ce moment de confrontation, d’échange des regards entre la scène et la salle, la chorégraphe et ses deux complices se plongent dans La Belle Indifférence, installent le dispositif de leur propre monstration et assument le rôle de corps-surfaces où se projettent désirs et fantasmes. Le titre fait directement référence à l’état d’insensibilité et d’insouciance de l’hystérique, figure entrée dans le monde de la psychiatrie au XIXe siècle. Et si les trois danseuses vont visiter tout au long du spectacle des poses, fidèles jusque dans l’usage des accessoires, de la grande peinture occidentale, les clichés terribles réalisés par Charcot à la Salpetrière ne sont jamais très loin. Peut-être que l’obstination avec laquelle les danseuses reprennent inlassablement les mêmes poses de face et de dos, avec ou sans somptueuses chevelures, fait signe vers la crispation douloureuse des hystériques de Charcot.

Pour approfondir encore le jeu de perspectives qu’elle propose, la chorégraphe a choisi de travailler, par le biais du Body Mind Centering, les rythmes les plus basiques du corps, comme une régression vers des mouvements qui nous animent la toute première année de notre vie. La douceur qui s’en dégage contraste profondément avec la crudité de l’exposition, avec la crudité des propos aussi. Cette pièce, nourrie par une expérience de vie — la chorégraphe a travaillé pendant deux ans dans les théâtres érotiques — sait accueillir avec simplicité et naturel les témoignages de femmes, travailleuses du sexe qui, portés par les harmonies de Schubert, brouillés par les grondements telluriques de la création sonore, deviennent oh combien saisissants.

Entretien avec Gaëlle Bourges par Smaranda-Olcèse Trifan

Entretien avec Gaëlle Bourges from Rencontres chorégraphiques on Vimeo.

— Conception, chorégraphie: Gaëlle Bourges
— Interprétation: Alice Roland, Marianne Chargois, Gaëlle Bourges
— Récits de préhistoires: Alice Roland, Marianne Chargois, Gaëlle Bourges
— Récits d’histoires de l’art: Daniel Arasse
— Création sonore: Olivier Toulemonde
— Lumière: Béatrice Le Sire
— Supers visions: Carla Bottiglieri, Pascal Quéneau

AUTRES EVENEMENTS PHOTO