La beauté, elle aussi, n’est plus ce qu’elle était, ou ce que l’on voulait qu’elle fût: atemporelle et universelle. Et le serait-elle encore que sa transcendante pureté la priverait de la force singulière qu’elle puise dans le vif de l’époque avec laquelle elle résonne. Tour à tour géométrique, gestuelle ou convulsive, terrestre ou éthérée, elle s’est faite audacieuse et irrévérencieuse avec les avant-gardes qui n’ont cessé, tout au long du XXe siècle, d’en explorer et expérimenter les limites.
Pour Baudelaire, la beauté était double: faite d’un «élément éternel, invariable» combiné à un «élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion». Adorno dira plus tard, et différemment, qu’elle est, comme l’art, «autonomie et fait social».
Qu’est donc aujourd’hui devenue la beauté, un siècle après les premiers readymade de Marcel Duchamp, et à l’époque de l’expansion planétaire et marchande de l’art contemporain? Si elle est encore clivée comme au temps de Baudelaire, ses clivages ont changé.
Aujourd’hui comme hier la beauté est ni unifiée ni apaisée, mais un terrain clivé d’affrontements et de concurrence. La beauté traditionnelle des peintres, sculpteurs, graveurs ou photographes, n’est pas la même que celle des artiste-plasticiens contemporains.
Du côté de la tradition la beauté est souvent accordée à une logique de la sensation: matérielle, visuelle et même tactile, elle s’incarne dans des œuvres faites à la main, avec des outils et des manières propres à des métiers constitués. De ce côté de la beauté-sensation, l’artiste n’est pas abstraitement artiste mais artiste-peintre, ou artiste-graveur, exerçant son art dans le périmètre d’un faire spécifique.
Du côté de l’art gouverné par une logique du sens, l’artiste est en quelque sorte essentialisé, désincarné dans la figure générique du «plasticien» libéré de tout attachement à un faire ou un matériau particuliers, à des pratiques et savoir-faire définis. Et ainsi constamment accusé par les gardiens zélés de la tradition de méconnaître les règles séculaires de l’art, de faire de l’art n’importe comment avec n’importe quoi, voire d’être illégitime.
Mais entre les traditionnalistes et les supposés hérétiques, la frontière passe ni entre un attachement à la matière et une supposée «dématérialisation» (qui a suscité tant de propos hâtifs); ni entre le rôle tutélaire de la main et sa supposée relativisation (car beaucoup d’œuvres de plasticiens sont hautement manuelles); ni entre les maîtres d’un savoir séculaire et lesdits bricoleurs incultes (car on n’innove pas dans la méconnaissance). La frontière entre les «anciens» et les «postmodernes» (éditorial 381) sépare fondamentalement des œuvres entre elles ou, plus précisément, différents «modes d’existence des objets» artistiques (l’expression faisant signe vers l’ouvrage Du mode d’existence des objets techniques de Gilbert Simondon).
Innover en art ne se limite plus à produire des sensations et des représentations aux confins d’une fidélité à une pratique et un matériau. Cela consiste désormais à concevoir les matériaux, les protocoles, les outils et les formes les mieux à même de donner corps, matérialité et consistance esthétiques à un projet, un concept, ou un réseau de sens.
Alors que les matériaux, les outils et les règles de la discipline artistique ont longtemps constitué les moyens et le périmètre des œuvres, c’est au contraire le projet, le concept, le sens qui désormais prévalent, et président au choix ouvert des moyens de leur actualisation en œuvre.
Aux œuvres-choses, produites dans l’ordre de la sensation, succèdent des œuvres-processuelles conçues dans une logique de sens. Tandis que les premières relèvent de l’expression, de la production de sensations visuelles, sonores ou tactiles, les secondes procèdent d’une actualisation sensible et contingente d’un projet-concept — d’un sens.
Aussi matérielles soient-elles, les œuvres processuelles contemporaines débordent de beaucoup leur visibilité, du côté du sens et du projet. Elles valent moins en tant que choses à voir qu’en tant qu’expressions matérielles, ou vestiges, parfois lacunaires et même déceptifs, de processus et d’expériences qui sont souvent bien trop vastes, trop complexes et trop conceptuels pour se plier aux principes plus visuels que conceptuels des dispositifs d’exposition, des galeries et musées.
Afin de combler l’apparente disjonction entre la part visuelle et la part conceptuelle des œuvres contemporaines; afin de raccorder en quelque sorte la matérialité sensible des œuvres à la réalité processuelle des démarches, des projets et des sens qu’elles actualisent; il est esthétiquement nécessaire de recourir aux mots, aux discours, aux récits.
Les œuvres contemporaines qui sont ainsi escortées par un appareillage discursif souvent important induisent une nouvelle forme de regard: un regard qui se serait, comme les œuvres, virtualisé en devenant à la fois moins corporel, puisque «l’essentiel est invisible pour les yeux» (Saint-Exupéry), et plus conceptuel, puisque «c’est à travers les mots, entre les mots, qu’on voit et qu’on entend» (Deleuze).
Marcel Duchamp est l’un de ceux qui ont ouvert ce nouveau «mode d’existence des objets» esthétiques, mode dans lequel les sensations rétiniennes comptent moins que les processus d’actualisation du sens. Dans ce mode, les choses montrées sont reliées aux processus, aux projets et au sens par les mots qui viennent en quelque sorte apparier une visibilité physique à une invisibilité conceptuelle: l’ordre des sensations à celui du sens.
Ces types d’œuvres indissociablement processuelles et discursives propres aux époques modernes et contemporaines ont besoin des mots pour servir d’intercesseurs entre leur partie de choses visibles et leur partie invisible de processus et de sens.
Sans les mots, un porte-bouteilles ne serait jamais devenu une œuvre d’art de Marcel Duchamp, qui plus est l’une des plus emblématiques du XXe siècle. Sans les mots, les célèbres bâches rayées de Daniel Buren, ou les non moins cotées plaques métalliques de Carl Andre, n’auraient jamais quitté leur usage vernaculaire ni rencontré la consécration du monde international de l’art. Autant que les éléments matériels physiques, ces discours rentrent donc dans la constitution des œuvres processuelles qui disposent d’un double matériau: l’un matériel, physique, palpable qui requiert un savoir-faire manuel; l’autre discursif, virtuel, conceptuel.
Si les œuvres ont évidemment toujours été entourées et accompagnées par des discours, ils s’appliquaient à des œuvres-choses matériellement constituées et symboliquement reconnues comme œuvres, pour les interpréter, les analyser ou les critiquer. Mais les discours n’ont plus aujourd’hui les mêmes fonctions. A la part visible et matérielle des œuvres, ils viennent ajouter ou expliciter une part processuelle à la fois invisible et essentielle pour les appréhender dans leur complète cohérence, et pour les faire être en tant qu’œuvres.
Ces discours qui font être les œuvres fusent de tous les points du monde de l’art: des commissaires d’expositions, des conservateurs de musées, des galeristes, des auteurs de catalogues, des critiques, des conférenciers, des professeurs, des journalistes, des collectionneurs, des artistes aussi qui ont appris à parler de leurs œuvres et de leurs démarches, des rédacteurs de cartels, et bien sûr des médiateurs culturels, c’est-à -dire de tous les rouages de ces machines discursives que sont les lieux et institutions d’art, de tous ces acteurs qui sont chargés de tisser des liens parfois distendus entre ce que voient les spectateurs et ce que sont vraiment (processuellement) les œuvres.
Telle est bien la situation paradoxale de l’art contemporain qui est diffusé, promu, marchandisé et «démocratisé», comme aucun art ne l’a jamais été; tout en étant, comme rarement auparavant, difficile d’accès, sinon déceptif.
La mécompréhension ou la perplexité que suscite souvent l’art contemporain sont dues au fait que les œuvres sont clivées entre une part matérielle-visuelle et une part virtuelle-conceptuelle à la fois profondément solidaires et éminemment hétérogènes.
André Rouillé.
Version révisée de l’éditorial «Une beauté processuelle et discursive» (n° 384, 12 avril 2012).
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