Dans le cadre du festival Faits d’hiver, Mains d’œuvres accueillait Eléonore Didier avec !kung solo. Cette pièce s’inscrit dans la continuité d’un travail ambitieux et pointu commencé avec Paris, possible, un solo de 100 minutes que la danseuse et chorégraphe donnait pour un spectateur. Plus que d’une pièce, il s’agissait d’une subtile expérience excédant la sphère de la représentation dans une invitation au partage d’un espace-temps habité par la danse.
Cette recherche autour de « l’endroit du désir et de la féminité », cette « danse d’un corps ordinaire en prise avec la réalité d’une vie urbaine » est également au cœur de !Kung solo. Il y va toujours, d’une certaine manière, de « la réalisation du voir », de la mise en question de l’acte perceptif avec une attention quasi-phénoménologique. Paris, possible suscitait une implication totale, un plongeon radical dans la matière de la proposition, ou son contraire : un rejet violent et son corollaire, l’ennui. Avec !Kung solo, Eléonore Didier aménage une place pour l’autre. Elle écrit pour Mathilde Lapostolle, danseuse qui portera, pendant 70 minutes, et donnera chair à sa recherche. Mais surtout, elle réserve une place au spectateur, ouvre son écriture à des imaginaires tout autres, esquisse des points d’entrée vers des histoires personnelles.
L’exercice est exigeant et dangereux, le fil est ténu, qui traverse ces moments de danse au premier abord éclatés, incongrus. La chorégraphe affirme la volonté de donner à voir « une structure qui ressemble à la nature d’une pensée » et pour ce faire, elle parle d’une nécessaire « manipulation, mutilation », de l’urgence de « faire voler en éclats ». Elle travaille la matière, les états du corps, la relation avec l’espace et le rapport au temps, dans le sens de la disparition des liens a priori donnés, convenus, qui font qu’un enchaînement de moments dansés devient représentation ou encore, dit de manière plus crue, spectacle de danse. Eléonore Didier s’attache à mettre en œuvre une « écriture en creux et en interstices », privilégie les « espaces entre », pour mieux interroger des notions comme la surface et la durée, et mieux suivre le cheminement d’une pensée dans la chair.
Parmi les spectateurs, ceux qui ne connaissaient pas son travail antérieur, moins avertis donc du « précis de décomposition » à l’adresse d’une matière accumulée par des recherches de longue date et qui avait nourri l’expérience de Paris, possible, ont d’abord été interloqués par cette qualité particulière de présence. La danseuse s’inscrit dans le registre de l’effacement et du camouflage. Son accoutrement la cache et ses habits épais contribuent à la couleur de ses mouvements, glissements, roulements d’un tas de hardes, corps sans volonté, laissé pour compte…Â
Et pourtant, l’affirmation d’une présence forte marque tout le solo. D’abord en creux, lors d’une séquence de danse au sol qui impose un rythme hypnotique et installe une temporalité liquéfiée : un mélange étrange et finalement intriguant d’atonalité et de pulsion, d’un corps qui garde tout de même une tension motrice quelque part cachée en lui. Cette affirmation prend la force brute d’un appel incontrôlable, irrésistible, de la chair, tel un manque, lorsque le corps abandonné de la danseuse se contracte dans un sursaut qui se perd dans les membres, pour que d’autres le suivent dans un rythme de plus en plus rapide et régulier. La contraction de muscles enfouis la fait se mouvoir. Enfin, cette affirmation d’une présence placée sous le signe du Pirate de Gilles Lapouge, qui « ne se déplace pas tout à fait dans le même espace et le même temps que les nôtres… », se décline sur le mode ludique et léger d’un « jeu savoureux » avec son ombre et son image dans la focale d’un appareil photo. Sa danse se situe à la lisière … de la performance, dans une temporalité suspendue entre le geste et l’objet, la photographie qui aurait gardé cette mémoire, mais ne se révèlera pas dans l’espace de la danse.
— Conception et chorégraphie : Éléonore Didier
— Interprété par : Mathilde Lapostolle
— Collaboration artistique : Sophie Bocquet
— Scénographie : Camille Muret avec la participation d’Akatre
— Lumières : Gisèle Pape
— Costumes : Alix Descieux