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Krijn de Koning. Metz

Appropriation du Frac Lorraine par un artiste. Murs aux couleurs primaires, faux planchers et ajout de cloisons contribuent à redéfinir l’espace en bouleversant volume et surface. Angle inhabituel et changement de point de vue contraignent à la re-découverte du lieu.

— Éditeur : Frac Lorraine, Metz
— Année : 2002
— Format : 24,50 x 18,50 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Pages : 71
— Langue(s) : français, anglais
— ISBN : 2-911271-03-3
— Prix : non précisé

Qui a peur du rouge, du jaune et du bleu
[Titre d’une pièce de Barnett Newman de 1966]
par Béatrice Josse

Si la construction de Krijn de Koning a pris place et sens dans la cour de l’Hôtel Saint-Livier précisémnt durant l’été 2001, c’est qu’il s’agissait de la rencontre opportune d’un artiste et d’un site exemplaire. Rares sont les pièces dont la réalisation présente une réponse si parfaite aux contraintes émises par un bâtiment et son commanditaire.

Le Fonds régional d’Art contemporain de Lorraine a, depuis son origine, privilégié le dialogue avec l’artiste au travers de projets de production d’œuvres in situ et notamment dans les espaces publics (Actions urbaines 1996-1997), puis ce fut la magistrale intervention de Tadashi Kawamata à Metz et à Delme en 1998. Inviter Krijn de Koning pour un projet dans la cour de l’Hôtel Saint-Livier s’inscrivait dans cette continuité. Il devait proposer une nouvelle réponse aux contraintes et impératifs d’un site en devenir, en transition. Il devait s’interroger sur une série de questions aussi complexes que de fabriquer une œuvre transitoire, permettant de donner à voir une architecture existante, proposant une technique respectueuse des impératifs patrimoniaux, sécurisante et volontairement en contraste avec l’environnement urbain. Krijn de Koning a de manière exemplaire mis à profit les possibilités existantes d’un site de générer des résistances physiques et émotionnelles, de contraindre le visiteur à prendre en considération la qualité de la confrontation entre un vocabulaire contemporain et une architecture historique. Sa construction puissante et compacte a bouleversé les points de repère du visiteur en suscitant réflexion, émotion et libres associations. Ce qui revient comme le souligne Rosalind Krauss [Passages, une histoire de la sculpture moderne de Rodin à Smithson, Paris : Macula, 1997, pp. 294-295], à comparer la sculpture contemporaine à la madeleine de Proust déclenchant une mémoire involontaire. C’est cette mémoire très lointaine qui ressurgit lors de l’expérience proposée par la sculpture de Krijn de Koning, elle permet ce passage entre deux états de conscience, entre deux temporalités.

L’invitation lancée à Krijn de Koning d’intervenir dans la cour de l’Hôtel Saint-Livier entendait que le travail fut éphémère (quelques mois d’été) afin de ne point entraver le lourd et lent processus de rénovation du bâtiment destiné à accueillir le Fonds régional d’art contemporain de Lorraine. Œuvre passagère ne devant pas répondre aux contraintes de la construction architecturale, l’intervention de Krijn de Koning pouvait tout se permettre. Indocile voire insolente, elle s’immisça au fur et à mesure dans le bâtiment jusqu’alors inaccessible, interdit au public. Plate-forme temporaire de vision, l’œuvre s’attachait à ne rien toucher du bâtiment ancien protégé par ailleurs par de drastiques mesures législatives. Bien au contraire, elle arguait des possibilités nouvelles d’observer le bâtiment sous des angles et des facettes jusqu’alors totalement inédits. Tous les éléments étaient traités à égalité, sans distinction, qu’ils soient du XVe siècle (tête de lion sculptée) ou des années soixante-dix (papier peint décollé). Krijn de Koning refuse de hiérarchiser ce qu’il y a à voir, peut-être pour mieux nous insinuer qu’il n’y a rien à voir.

Grossièrement fabriquée en planches de bois vissées et peintes, la structure autoportante de Krijn de Koning présentait un contrepoint au bâti ancestral constitué de moellons et de pierre de Jaumont, de frises sculptées et d’enduit à la chaux. Contraste brutal d’une œuvre contemporaine éphémère et d’un bâtiment historique indestructible, la démonstration de puissance n’était pas là où on l’attendait… Mille fois au contraire la structure circulatoire de Krijn de Koning signifiait la nécessité de l’œuvre d’art contemporain dans ce qu’elle produit un regard exigeant et distancié sur le monde qui nous entoure. L’œuvre contemporaine donne à voir plutôt qu’elle n’impose sa présence objectale. Elle recherche l’universel pour s’émanciper de l’expérience d’une histoire locale trop étroite. Cette quête d’universalité formelle est confortée chez Krijn de Koning par le choix des couleurs. Dans la logique émise par Mondriaan et Van Doesburg, et largement reprise dans l’architecture de Le Corbusier, les trois couleurs fondamentales (jaune, rouge, bleu) introduisent des notions strictement spatiales, universellement valables et supra individuelles. Elles reposent sur un principe d’opposition stricte : le bleu éloigne tandis que le jaune rapproche. Ainsi la structure de Krijn de Koninq dans cette cour oscillant entre le brunâtre et le jaunâtre tranchait véritablement. Le couloir bleu, qui servait à introduire le visiteur en lui permettant d’emprunter quelques marches à tâtons, le distanciait de la rue, de la réalité urbaine environnante. Débouchant, les yeux à peine habitués à la pénombre, dans un espace jaune à ciel ouvert, réduit à lever la tête pour cause d’éblouissement, il distinguait alors les façades relevant d’époques et de principes constructifs différents. À ce stade du parcours, trois propositions s’offraient à lui : trois espaces rouges forçaient le passage dans le bâtiment. Le rouge est réservé à la pénétration, il révèle la puissance et l’action. Le visiteur était contraint d’entrer par un bout de porte ou de fenêtre. Il se contorsionnait. Il passait de l’une à l’autre chambre rouge close sur elle-même ne relevant que l’impossibilité d’aller plus avant dans le bâtiment vétuste. Frustration de l’interdit ou jubilation de se sentir entre sol et plafond comme en lévitation, en élévation ?

Si l’œuvre de Krijn de Koning contrastait strictement avec l’environnement physique et symbolique, l’expérience qu’elle proposait n’était pas pour autant dénuée de références émotionnelles. Corps et âme, le spectateur était contraint à une expérience troublante. Il perdait ses repères, semblait surpris et pourtant émerveillé. Espace, couleur et lumière hors de toute narrativité incitaient à une rencontre avec soi-même. Éprouvant réellement les données matérielles de l’espace, le visiteur était incité à produire son propre parcours. Il déambulait testant les nouvelles données spatiales, projetait dans la pénombre ses propres images mentales. Telle une source narcissique, l’œuvre se métamorphosait en caverne moderne. La dimension dramaturgique de cette structure semble avérée, que ce soit par la mise en scène du bâtiment ou par les points de vue qu’elle réservait aux spectateurs entre eux. En niant les volumes et les niveaux, en présentant les éléments architecturaux comme des détails superflus et les espaces dévastés comme des sujets de tableaux, Krijn de Koning inversait le rôle traditionnellement dévolu à la sculpture. Loin de meubler les espaces, il jouait à perdre le visiteur à travers différentes fentes et couloirs. L’antisculpture imposait au visiteur/acteur de passer d’un éventuel dehors à un dedans tout aussi fictif. À la recherche du temps perdu ou suspendu, le visiteur inspectait malgré lui la saleté des murs, les tas de gravats. Etrangeté fondamentale, les espaces ne sont jamais situables, toujours à mi-chemin entre un espace inexistant et un mur bien solide et peut-être un peu trop présent.

Krijn de Koning introduit des seuils de perception aléatoires. Où sommes-nous ? dans quel lieu, quelle lumière, quel temps ? Comment le corps se meut-il ? Avec et dans quel sens ? Tracer un bord, un cadre, ne revient pas toujours à enfermer ou à focaliser une chose à voir. Bien au contraire le cadre est le lieu d’un rite de passage qui permet d’aller par-delà le miroir. C’est d’ailleurs l’effet de trou, de traversée qui donne à l’Alice de Lewis Caroll la condition essentielle de l’expérience : tomber dans le lieu. Constamment l’œuvre de Krijn de Koning nous invite, non pas à entrer dans le monde bigarré des images oniriques, mais à nous tenir dans le passage même de l’espace visible et du lieu à voir.

Kriin de Koning ne cesse de jouer sur les bords et les passages pour nous y laisser étranger et dans un état de trouble. Il annule la distinction intérieur/extérieur et facilite ainsi l’incorporation de l’espace. La notion universelle de limite, de délimitation est repoussée pour laisser place à celle de seuil individuel de perception. L’œuvre prétend susciter la remémoration, elle réveille une mémoire chez le spectateur/acteur qui a perdu ses points de repère. Entre extériorité naturelle et intériorité spirituelle, entre immédiateté primitive et réflexivité d’adulte, le travail de Krijn de Koning met en avant un état d’entre-deux, de passage.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions du Frac Lorraine)

L’auteur
Béatrice Josse est directrice du Frac Lorraine.

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