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L’opération concoctée par Damien Hirst vise purement et simplement à court-circuiter les galeries, et à empocher ainsi la commission de 40 à 50% qu’elles prélèvent généralement sur les ventes en raison de leur travail souvent important de promotion, de diffusion et de vente des artistes et de leurs œuvres. Damien Hirst, vedette suprême et richissime du marché international de l’art, en a largement profité. Il veut aujourd’hui s’en affranchir.
C’est une première, qui n’aura peut-être pas d’effets immédiats, mais qui risque de générer des ondes de choc. Une lourde menace pèse plus que jamais sur les galeries et le fonctionnement du marché de l’art.
Au cours du dernier quart de siècle, les galeries ont prospéré en nombre et souvent en importance avec le marché de l’art contemporain, tandis que la mondialisation encourageait un essor fulgurant des foires qui sont devenues les vitrines internationales des galeries, un lieu obligé de visibilité, de vente, et de contacts planétaires avec les acteurs, les tendances et les produits (les œuvres !) du marché.
Simultanément, les maisons d’enchères comme Sotheby’s et Christie’s opéraient une vaste réorientation de leur activité en direction de l’art contemporain. Ce sont désormais dans les maisons d’enchères que s’effectuent les plus grosses transactions, et que les records de prix sont sans cesse battus, récemment encore lorsque le magnat russe Roman Abramovitch a acquis coup sur coup à New York deux toiles pour un montant de 120 millions d’euros.
Dans la concurrence qu’elles se livrent, Damien Hirst joue manifestement aujourd’hui les maisons d’enchères contre les galeries. Ce qui risque d’ébranler l’édifice du marché dans le sens d’un contournement des intermédiaires, d’un raccourcissement des circuits de vente, d’une réaffectation des bénéfices et des fonctions.
Le caractère de Damien Hirst, largement décrit comme provocateur et fantasque, n’est qu’une maigre explication de l’opération qui a semé surprise et désarroi dans le milieu.
L’explication pourrait bien être ailleurs. Damien Hirst comme Jeff Koons, qui se situent aux sommets du marché, et emploient chacun plus de cent collaborateurs, sont des mixtes d’artistes, de financiers et d’industriels.
Quand l’œuvre principale de l’actuelle vente Hirst, Le Veau d’or, part à 13 millions d’euros, et que les deux séances d’enchères ont drainé 140 millions d’euros, des commissions de 50, 40, ou même 30%, représentent des sommes, des enjeux, et des logistiques matérielles et financières trop importantes pour les galeries qui, à ce niveau de business, peuvent paraître souvent trop artisanales, trop coûteuses, et pas assez performantes.
Ce qu’il conviendrait peut-être d’appeler l’«art d’affaires» (comme il existe des banques d’affaires) a assurément besoin d’une alternative aux galeries. Damien Hirst l’a momentanément trouvée dans les maisons de ventes. Gageons qu’il ne s’arrêtera pas là .
Le monde de l’art n’est évidemment pas uniforme. Une mince strate de très riches artistes et acheteurs vedettes domine un vaste ensemble d’artistes et d’amateurs modestes, les deux extrêmes étant séparés par une large variété de situations. Autant les derniers rencontrent d’énormes difficultés à produire, vendre et diffuser leurs œuvres ; autant les premiers sont confrontés aux questions inverses de la spéculation et de la surexposition.
En fait, les stars du monde international de l’art comme Damien Hirst et Jeff Koons se distinguent par la (con)fusion qu’ils opèrent entre l’art et le marché en intervenant dans le champ de l’art avec les moyens de l’industrie et ceux de la haute finance.
A ce niveau, l’art et le marché ne sont plus séparés, comme ils le sont dans les niveaux inférieurs où, selon Raymonde Moulin, le champ artistique est «le lieu de la production, de l’évaluation esthétique et de la reconnaissance sociale», tandis que «le marché est la scène des transactions commerciales et de l’établissement des prix».
Son essor exorbitant a fait déborder le marché de son territoire, dépasser ses limites traditionnelles et recouvrir largement celui de l’art. L’esthétique pure s’est effondrée pour devenir monétaire, sinon spéculative: tributaire du marché.
Pour exister sur la scène mondiale de l’art, les œuvres ont besoin de moyens technologiques, logistiques et promotionnels de plus en plus importants : elles doivent être en mesure d’attirer des fonds et des moyens de production.
L’argent est ainsi devenu un matériau majeur de cet «art d’affaires», et son l’esthétique monétaire pourrait bien avoir pour traits la démesure et la vacuité.
Démesure des coûts de production ; démesure des cotes sur le marché ; démesure des tailles comme souvent chez Jeff Koons; démesure et exubérance des matériaux, jusqu’à la provocation chez Damien Hirst à l’exemple de son For the Love of God, une œuvre composée d’un crâne en platine recouvert de 8601 diamants, qui a été vendue 74 millions d’euros.
Démesure, outrance et provocation sont autant de formes de l’excès et du spectaculaire qui, dans un espace de concurrence internationale intense, assurent à certains artistes (somme toute assez peu nombreux) comme Koons et Hirst une forte visibilité auprès du public averti, des collectionneurs fortunés et des grandes institutions culturelles.
Leurs exploits et scandales, leurs extravagances et records ne sont cependant pas extérieurs à leur art. Ils font au contraire directement partie de cette esthétique spectaculaire propre à cet «art d’affaires» qui tend à s’attirer les faveurs du monde des affaires.
Jeff Koons rejoue à l’envi le drame de la vacuité du monde contemporain en élevant ses stéréotypes les plus triviaux au rang de monuments clinquants et dérisoires tout entiers rapportés à la minceur de leur surface réfléchissante. Tandis que Damien Hirst, lui, décline tout aussi spectaculairement la tragédie de la mort — depuis son installation à la Biennale de Venise d’une vache et de son veau coupés en deux dans le sens de la longueur (1992), jusqu’à sa tête de mort de platine et de diamants (2007), ou son requin à la force vitale suspendue à tout jamais dans le formol, et qui s’intitule éloquemment The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living (2004).
Qu’en ces périodes de troubles et d’incertitudes, de crises financières et de misère sociale, certaines grandes fortunes se tournent avec une telle insolence vers ces œuvres-là met en évidence les fractures et les disparités du monde. Fracture abyssale, évidemment, entre les très riches et les très pauvres ; disparités de situations, également, au sein même des différents secteurs des grandes fortunes. Au risque majeur, pour l’«art d’affaires», de se couper du monde, de tomber vis-à -vis de lui dans l’autisme et l’hétéronomie.
Plus fondamentalement encore, l’omniprésence du vide et de la mort dans l’«art d’affaires» renvoie assurément à son univers de marchandise. Parce que la marchandise est dans son essence vacuité et mort. Vacuité, sans laquelle elle ne serait pas interchangeable ; mort, parce qu’en elle les valeurs humaines de la vie sont abolies en nombres, les qualités en quantités.
L’«art d’affaires» prospérerait ainsi en ce point paroxysmique de vacuité et de mort où l’extrême mesure (la logique marchande et spéculative la plus pure) s’inverserait dans la plus totale démesure…
André Rouillé
Lire également:
— Opération Koons à Versailles
— Le vide, la mort, la merde
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