Stéphane Bouquet. Quelle est l’origine de la rencontre avec Fantasio?
L’impulsion est venue de Pascale Henrot. Elle a eu l’idée de faire se rencontrer mon travail et celui de Fantazio. On est donc en train de concevoir une soirée où nous pourrions nous répondre. Fantazio sera le fil conducteur de la soirée, il fera la musique de ce que je présenterai et aura ses propres moments à lui, mais surtout, c’est quelqu’un qui nous ramènera dans le quotidien. Il a une présence beaucoup plus ancrée que ce que je propose, beaucoup plus proche de la vie quotidienne, de ce qui nous arrive en ce moment. Cela va faire un contraste surprenant, intéressant!
Vous allez présenter des images?
Oui, notamment des images d’expérience en vol. L’image est quelque chose qui m’accompagne dans toutes mes expériences, dans les airs comme sous l’eau. D’abord, parce que c’est compliqué pour le public de nous suivre jusque là . Ensuite, parce qu’en vol, on a d’autres expériences du temps, et la mémoire se retrouve souvent désarçonnée. Ce n’est pas facile de se souvenir de ce qu’on a fait. Du coup, les images essaient de construire une mémoire sensitive et, en même temps, de susciter des sensations correspondantes chez le spectateur.
Ce sont donc moins des images qui donnent à voir que des images qui créent des sensations?
Pour moi le visuel doit suivre le perceptif. J’essaie de remettre le visuel dans la sensation du corps, de ramener vraiment l’oeil dans le corps du spectateur.
Pourriez-vous nous donner un exemple?
Dans les extraits d’un Monde Sans gravité, qu’on montrera au Théâtre de la Cité internationale, le traitement des images évolue avec la conscience du milieu. Quand on est en apesanteur, on se sent amplement relié à l’environnement. Il y a des liens inédits, des rapports différents aux choses, à la matière. En détournant les images, j’espère qu’on donne à sentir que les personnes filmées sont liées à toutes les autres lignes autour d’elle, à celle de l’avion par exemple, et c’est une sensation assez proche de celle qu’on peut avoir en vol.
De même, j’ai fait un film sur nos expériences sous l’eau. Quand je travaille sous l’eau, il n’y a pas de rupture de mouvement au moment où les danseurs respirent, le public ne les voit pas respirer. Du coup, ça donne une double sensation d’étouffement d’un côté, et de flux, de légèreté, de l’autre. Ensuite, on projette le film en le mettant à l’envers, l’eau en haut, la surface en bas — et le spectateur perd ses références et ses repères, le milieu prend beaucoup d’importance.
Est-ce que, quand vous composez vos numéros avec des circassiens, vous avez ce même souci de la perception?
Totalement. Mon travail, c’est de faire sentir avant tout le corps du circassien; que ce soit le corps qui l’emporte sur l’agrès ou le dispositif. Parce que, pour moi, le corps du circassien évoque les autres possibles, des possibles autres que ceux qu’on rencontre sur terre. D’une certaine façon, cette sensation du corps dans les autres possibles, on peut l’avoir aussi sur terre, dans notre propre corps. Et les circassiens m’offrent cette possibilité, l’impression qu’on doit pouvoir le faire, qu’on peut se détacher du sol.
Comment avez-vous travaillé avec Pauline Barboux, Jeanne Ragu et Claire Nouteau dont vous allez montrer les pièces?
Ce sont de très jeunes circassiennes. Dans les deux cas — les deux premières travaillent en duo, elles sont encore apprenties à l’Académie Fratellini et Claire en solo est sortie de l’Académie en 2010. Je suis partie de leur travail et à partir de là je transforme, ou déplace, l’élément essentiel de leur univers. Pauline et Jeanne travaillent avec des cordes, beaucoup de cordes qui font comme une forêt — et j’essaie de voir quelle est la place de la gravité dans le corps à corps qu’elles proposent, dans le rapport à l’autre. C’est un numéro qui a commencé à se soulever un peu du sol. On est à 2 mètres. Dans L’Échappée, Claire est plus haut, vers 4 mètres. Elle est sur une corde à poulie. Elle monte et descend (entre autres) le long de la corde, mais son partenaire tire ou relâche la corde sur sa poulie si bien qu’elle reste toujours au même niveau, quoiqu’elle fasse. Pour le troisième numéro, nous sommes carrément au sol avec Jouni — qui est sorti de l’Académie en 2008 — j’interroge, à partir de son travail de jonglage avec le diabolo, le rapport du corps au sol, totalement déterminé par l’objet qui s’envole.
Vous qui êtes si sensible à la perception, à la sensation, êtes-vous sensible au danger de la performance qu’il y a dans le cirque?
Oui et j’essaie toujours de ramener les interprètes à leur endroit de fragilité. Je les fais revisiter l’endroit qu’elles ou ils ont dépassé, la maîtrise, pour qu’ils retrouvent le risque réel. Il y a une grande prise de risque dans le cirque, mais finalement les circassiens ont plutôt tendance à montrer qu’ils le maîtrisent. À chaque fois que je travaille avec des circassiens, je les renvoie à une intériorité qui me semble être l’endroit de la danse.
Par exemple, je les fais beaucoup travailler sur les appuis, sur le temps, sur le suspens qui est aussi un suspense. Les laisser en suspens sans jamais résoudre le suspense. Ralentir ce qu’ils font pour essayer de comprendre ce qui se passe dans le corps. Déplacer leurs appuis, les décaler, pour que le travail du corps apparaisse, pour que le regard du spectateur ne soit pas seulement happé et fasciné par la virtuosité. Et pour ces artistes, avec leur puissance musculaire importante, c’est un vrai travail de parvenir à trouver cette fluidité. Parfois le public ne comprend pas bien cette option, ils viennent voir du cirque et on leur propose de la lenteur, des qualités abstraites de mouvement. Je crois que les images d’expériences qu’on va montrer permettront de rentrer dans cet univers, de le comprendre.