L’œuvre de Gérard Garouste est nourrie de références mythologiques, religieuses ou littéraires. Mais celles-ci constituent seulement le départ vers une mythologie qui est la sienne, pour une traversée de la peinture.
On se souvient des grandes toiles suspendues comme des rideaux de théâtre exposées dans les années quatre-vingt dix. Aujourd’hui, Garouste continue de travailler la peinture dans une symbolique personnelle, dans la confrontation du « classique » et de l’ « indien » souvent interprétée comme une tension entre l’apollinien et le dionysiaque, entre la construction cartésienne et la transformation folle.
Les œuvres exposées à la galerie Templon sont des toiles de dimensions réduites entourées d’un cadre de bois brun foncé, « fenêtres ouvertes sur le texte » selon l’expression de l’artiste. Il s’agit cette fois de l’histoire de Tamar et de Juda qui prend naissance à Kezive, la ville dont le nom signifie « mensonge ». Juda rencontre Tamar et la donne en mariage à son fils aîné Er. Mais celui-ci meurt. Tamar devient la femme du fils cadet Onan qui meurt également. Alors Tamar décide de se faire passer pour une prostituée et, le visage caché derrière un voile, attend son beau-père à un carrefour de la ville. En gage de paiement pour un moment de son corps, Juda remet à Tamar son sceau, son bâton et le cordon du chevreau qu’il lui a promis. Tamar aura de Juda des jumeaux. Là encore, les hommes ne sont pas ce qu’ils paraissent être. Celui qu’on croyait être l’aîné sera finalement le cadet.
Dans les peintures de Garouste, des éléments çà et là témoignent de liens avec le récit de la Genèse: des personnages (le vieillard, le fils aîné, le cadet, la prostituée), des lieux comme le carrefour, des objets comme le sceau. Mais ces signes sont vite emportés et métamorphosés par la peinture. Le « vieillar  » se montre parfois rêveur malicieux devant la « prostituée », mais peut prendre la figure d’un sage en conversation ou tenir le rôle d’un juge austère pétri de géométries. Le personnage de la « prostituée » se mêle à celui de « l’indienne »: créature inquiétante, femme envoûtante et pulpeuse, ou voile blanc qui laisse passer un visage. La « prostituée », ce peut être aussi l’anamorphose comme processus de formation, énergie créatrice — une genèse d’un autre type — que semble attester le titre d’une peinture, La Prostituée aux anamorphoses.
La peinture de Garouste parle d’une zone trouble, ni vérité ni mensonge. Elle évoque la puissance de transformation des hommes dans une nébuleuse de matière de nuées et de flammes, une manière qui évoque parfois celle du Greco. Le carrefour, le pont et la rivière sont des motifs récurrents. Mais surtout ils contaminent les corps : le chiasme des regards devient croisement de rivières dans La Croisée des sources; un géant étend le bras en un pont pour toucher l’autre de lui-même et joindre L’Autre rive.
Déformations, mutations, contaminations. L’humain se marie aux règnes de l’animal et du végétal, se lie à la terre comme au ciel dans un monde monstrueux qui est aussi celui du rêve. Le visage d’un homme emporté par une bourrasque de vent s’allonge démesurément jusqu’à prendre la forme d’un nuage (L’Antipode). La main d’un autre devient l’aile d’un oiseau dans L’Indifférent. Dans La croisée des sources, une tête est suspendue à une coquille de peinture blanche comme la perle d’un mollusque collé au ciel. Dans Le Livre et l’anneau, un manuscrit ouvert sur le dos d’un homme lui fait comme des ailes d’ange.
Corps de nuage, corps de flamme, corps de fable. La peinture de Gérard Garouste montre que peindre à notre époque est encore possible. L’artiste n’est pas tourné vers un quelconque passéisme mais travaille le mythe en peinture. Non pas la traduction d’un mythe en peinture. Mais le pouvoir de la peinture d’embrasser un mythe et de créer une mémoire.
Gérard Garouste
Série de toiles de moyen format, 130 x 97 cm ou 89 x 116 cm par exemple, réalisées en 1999-2000.