Le spectateur pénètre doucement dans une salle parfaitement obscurcie accueillant une grande vidéo-projection. Un paysage sous une tempête de neige défile au travers d’un pare-brise de voiture. Nous sommes, avec la caméra placée au centre, derrière le conducteur, dont on n’aperçoit qu’un bout du volant. La voiture avance lentement, la route semble glissante. En ligne de mire, deux phares arrières rouges, qui tracent les courbes de la route que l’on ne voit pas, mais que l’on devine. Un panneau sur la droite défile, illisible.
Nous sommes perdus mais confortables, aucun dénivelé de la route ne secoue la caméra. On pourrait continuer longtemps ainsi, bercés par le rythme des essuie-glaces qui résonne comme une pulsation cardiaque. Notre perception s’éclaircit et, progressivement, le regard s’organise.
Mais tout à coup, notre point de vue se désolidarise des deux phares au loin, on glisse vers les côtés, un éclat de neige envahit l’écran, la voiture s’arrête. Seuls les essuie-glaces continuent de rythmer notre vision. Fin du film. Début du film à nouveau, on le regarde à nouveau pour vérifier, voir si on n’a rien raté.
On a cru voir un film contemplatif fonctionnant sur la boucle et le plaisir de l’observation. On a bien senti que tout cela avait des airs hollywoodiens, une propreté visuelle «tout confort», mais on est bluffé en entrant dans la pièce principale de la galerie.
Quelques pas plus loin, on découvre une grande photographie d’une Volvo orange harnachée de spots, posée sur roulettes, dans ce qui ressemble fort à un plateau de tournage. A nouveau le regard va se mettre à scruter l’image pour y trouver des preuves et des liens avec le film que l’on vient de voir. Il s’agissait donc d’un faux, d’une reconstitution des sensations comme avait pu le faire Godard dans Pierrot le fou lors d’une séquence obéissant au même principe, mais en filmant les passagers.
La deuxième projection a lieu sur deux écrans alignés bord à bord afin de constituer une même image très horizontale. Une jeune fille rousse répond aux questions (en anglais) d’un professeur invisible, placé hors-champ.
Il interroge la jeune fille: sur elle-même dans l’image, sur sa réalité à elle, et sur la réalité de l’image, mais aussi sur les images en elle — par exemple ses souvenirs, s’ils reviennent du passé vers elle, ou si c’est elle qui se retourne dans le passé vers eux?
Des questions superbes. Cette conversation philosophique sur les images et les rapports paradoxaux que l’on tisse avec elles, entre croyance et présupposés empiriques ou imaginaires, ressemble fort au France tour détour 2 enfants (1978) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville.
Car les questions posées à la fille sont reprises de cette émission de télévision. Les dialogues sont ici ponctués de plans panoramiques — paysages (Los Angeles de loin) ou intérieurs d’une maison —, ou soulignés par des écrans noirs.
La mise en forme est rigoureuse, parfaitement présentée et visuellement très séduisante. Les deux films sont revigorants, décalés, classiques et un peu guindés. C’est assez rare dans la jeune vidéo.
Mais cela ressemble à une certaine afféterie. Sans Here & Elsewhere, le fond n’excède pas vraiment les questions que pose Peter Wollen, théoricien du cinéma, à sa fille Audrey, questions qui visent à souligner certains paradoxes liés aux habitudes, à la perception et à nos affects. S’il lui demande, par exemple, de bouger, elle passe de la partie gauche de l’écran à la partie droite; puis il lui demande si elle a bougé dans l’espace ou dans le temps. Les deux, dit-elle fort justement. Comme chez Godard, l’art de Kerry Tribe est avant tout pédagogique. Mais dans ce dispositif formel très sûr de lui-même, seule la fillette est en état de réflexion et de questionnement.
Dans un autre dialogue philosophique entre un vieux sage et une fillette (Come On Petunia réalisé par Gary Hill en 1984), la mise en scène venait brouiller le sens. La diction des textes par les acteurs se faisait à l’envers — donc phonétiquement —, mais leur diffusion se faisait à l’endroit, ce qui inversait ainsi les gestes et les mouvements incessants de la caméra.
Hill stimulait ainsi la perception et la réflexion, la mise en image n’était pas analogue à ce qui était évoqué dedans mais elle recréait l’expérience nécessaire à la conception de ce qui était évoqué. Et avec beaucoup d’humour.
Kerry Tribe
— Here & Elsewhere, 2002. DVD, double projection vidéo. 10 mn 30.
— Near Miss, 2005. Film 35 mm couleur et son, transféré sur DVD, 5 mn 25.
— Near Miss (production still), 2005. Tirage C-Print sur aluminium. 129 x 161cm.
— Untitled (Double Audrey), 2006. C-Print sur aluminium, 76 x 203 cm.