— Éditeur(s) : Centre culturel du Canada, Paris
— Collection : Esplanade
— Année : 2002
— Format : 29,50 x 21 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Page(s) : 99
— Langue(s) : français, anglais
— ISBN : 1-896940-23-4
— Prix : non précisé
Au-delà des frontières : mots et peinture chez Ken Lum
par Catherine Bédard (extrait)
Des mots, que des mots, presque. Mais en vue de quoi ? La question vaut pour Ken Lum, mais elle vaut tout autant pour qui écrit sur lui. Car si l’acte que pose le second en écrivant consiste à mettre des mots sur ceux minutieusement choisis (en vue d’être représentés) par le premier, l’opération doit absolument nous faire prendre conscience d’une chose aussi manifeste que trop souvent négligée : du fait qu’il sont, soulignons le, « en représentation », les mots de Ken Lum ne sont pas des signes transparents, c’est-à -dire transparents à leur sens. Ou, pour le dire encore autrement, ils ne sont pas réductibles à une fonction de communication puisqu’ils se présentent, manifestement, comme une représentation au deuxième degré, l’image d’un signe.
S’il faut insister sur cette évidence, c’est que la tentation est grande de donner un sens bien compact aux œuvres de cet artiste qui traite incontestablement l’art comme chose mentale, de discourir — sur des enjeux socio-politiques par exemple — en perdant de vue la logique même de l’œuvre, la puissance propre de l’image, et qui plus est de l’image peinte, par rapport au mot. Il n’est donc pas secondaire de se pencher sur le détail de la mise en image des mots, de traiter de leur apparence autant que de leur sens. Tout comme il n’est pas insignifiant, on le verra, de s’arrêter à la surface des tableaux, de ne pas passer sous silence l’extraordinaire présence matérielle d’une œuvre qui déjoue, mine de rien, l’image même de l’immatérialité conceptuelle.
Il y a, dans l’espèce de diptyque que constitue la réunion des deux séries récentes présentées ici, The Shopkeepers Series et Four French Deaths in Western Canada : Obituarles 1, 2, 3, 4, un passage au texte. Ce passage se manifeste de deux manières. D’une part, par un dépassement et un envahissement : le texte a outrepassé une limite, passé outre ce qui le séparait du lieu de la figure, ce qui le distinguait de l’image, jusqu’à donner l’impression qu’il a usurpé l’espace visuel. D’autre part, par une transformation sensible de l’habituel style télégraphique lumien qui tend, dans ces œuvres-ci, vers le non-dit fictionnel plutôt que vers une dramatisation fondée sur la transcription de la parole orale à laquelle les œuvres antérieures de Ken Lum nous avaient habitués. Tout cela en parlant de la soit-disant vraie vie de ce qu’on appelle les vrais gens.
Certains penseront qu’il y a trop de mots dans ces Å“uvres-là . Aucun doute que Ken Lum dépasse les bornes, c’est l’intérêt même de sa démarche actuelle. Il n’y a pas trop de mots pourtant mais bien au contraire une économie des mots, un emploi particulièrement efficace et laconique des mots justes, une prédominance de la formule qui permet d’éviter de « faire des phrases ». Il doit bien y avoir une raison à cela. L’une des raisons possibles pourrait être le désir de couper court à toute vision fluide et harmonieuse du monde. Moins philosophique, une autre raison pourrait être la manifestation d’un intérêt pour les situations nombreuses où l’âpreté de la communication, ses difficultés, s’opposent à la fluidité idéale du langage. En quoi cela concerne-t-il l’art ? La réponse de Ken Lum pourrait être que l’art est un moyen de faire voir aux gens (ayant accès à l’art) que la communication est un objet artistique et non pas le but de l’art. L’art ne délivre pas des messages; il tend un miroir, déformant, à l’adresse du spectateur. Tous ces mots sont des pièges… Ils obligent le spectateur à lire le tableau, à le déchiffrer, et du même coup lui montrent combien sa lecture est chaotique et entravée.
(Texte publié avec l’aimable autorisation du Centre culturel du Canada)