L’œuvre de Keith Haring s’étale sur une décennie mais s’inscrit dans une histoire de l’art plus longue et peu connue : l’art qui s’affiche. Emblématique des années 80 il est estampillé artiste urbain, comme son ami Jean-Michel Basquiat, dont il partage la même destinée fulgurante et incandescente. Tous les deux ne connaîtront pas les années 90, le premier sera foudroyé par le sida, le second rattrapé par la drogue.
L’art qui s’affiche consiste à intervenir à l’extérieur des lieux et des circuits généralement consacrés à l’art, le tout dans le but de se faire connaître. Depuis le 19e siècle la rue est l’antichambre de la galerie. Les artistes s’en servent de tremplin pour accéder à la consécration, ils y déposent des cartes de visite à l’attention des marchands et des collectionneurs.
Une forme retenue par le jeune artiste pour capter l’attention, une fois parmi tant d’autres, est un panneau publicitaire lumineux réquisitionné sur Times Square en 1982. Après s’être intéressé au graffiti, il fréquente l’underground new-yorkais et son cortège de boîtes de nuit. Dessinateur compulsif, il attaque toutes les surfaces, tous les murs qui se présentent à lui. Les affiches du métro, recouvertes de papier noir, lui donnent l’occasion d’exposer devant un public nombreux. Ses arabesques blanches sur fond noir créent des tableaux noirs électrisés. Deux d’entre eux sont exposés à la galerie. Haring se rapproche de Toulouse-Lautrec qui faisait sa propre réclame en recouvrant Paris d’affiches vantant le cabaret du Moulin rouge. La publicité artistique détourne à son profit les moyens mis en place pour d’autres.
Cette troisième exposition à la galerie Jérôme de Noirmont rend compte de cette soif d’expérimentation des supports. En une dizaine d’années, le jeune artiste s’essaiera à une multitude de techniques, tout en restant fidèle à ses thèmes favoris, à son vocabulaire plastique. En cela il se fait moins le héraut des années 80 que l’annonciateur des années 90. Le trublion dessine dans les clubs et la rue, mais son œuvre révèle surtout le pouvoir de l’image sur écran géant. Il préfigure surtout l’artiste adepte du détournement. Son personnage fétiche le «Radiant Child», décliné sur tous les supports possibles, transgresse les limites entre art et commerce. Haring est le premier à faire des tee-shirts et des tasses à café à grande échelle ; il va jusqu’à créer un magasin, le Pop Shop – le succès est tel qu’il parvient à dépasser le cercle étroit de l’art contemporain et préfigure l’œuvre d’art comme marque. En cela il anticipe la vogue du logo tout puissant. Son action est à la jonction de l’héraldisme et du packaging publicitaire. Il pousse la déclinaison jusqu’à l’exagération.
Saturant chacune de ses compositions d’une écriture à mi-chemin entre Michaud et les writters des rues, il est un calligraphe atypique à la manière de Ben. S’il appartient pleinement à l’art qui s’affiche, c’est qu’il progresse sur des territoires non balisés par l’art, mais par la publicité. En décidant d’ancrer son œuvre à ciel ouvert, notamment avec ses sculptures, il se place d’emblée en outsider.
Dessinateur talentueux dans le métro et ailleurs, c’est surtout comme peintre qu’il est exemplaire, car en faisant le choix de peindre sur bâche et non sur toile, pour des raisons pratiques liées à la monumentalité des pièces, il s’affranchit des règles établies. Décider d’utiliser la bâche, c’est accepter de se confronter au regard des passants, c’est utiliser les techniques commerciales pour attirer l’attention. La bâche vient compléter une histoire qui débute avec les peintures rupestres, les murs peints et les palissades des villes tapissées d’affiches lacérées, autant d’exemples qui permettent à ce rideau de théâtre imaginaire de s’ouvrir et de se refermer sur la ville. Artiste du passage, entre scène et cinéma, Keith Haring est le chaînon manquant entre la ville des affiches et celle des écrans. Les surfaces lisses et froides, comme le bouclier de Persée, nous renvoient les images et les reflets du monde.
Traducciòn española : Patricia Avena
Keith Haring
— Untitled (Jouets & Cie, Paris), 1986. Peinture murale, huile et acrylique sur plâtre. 270 x 422 cm.
— Untitled, 1983. Encre noire sur papier. 97 x 127 cm.
— Julia, 1987. Aluminium peint. 61 x 49 x 36 cm.
— Dining Table, 1989. Bronze à patine bleue et noire et marqueterie d’étain. 73,6 x 213 x 81 cm.
— Untitled (3-D Pyramid), 1989. Aluminium anodisé. 143,5 x 143,5 x 73,6 cm.