En France, depuis le début des années 80, la compagnie féminine de Carlotta Ikeda, Ariadone, qui est restée relativement underground, et celle, masculine et triomphante, d’Ushio Amagatsu représentent, chacune à leur façon, une certaine idée du butô, acclimaté sans doute au goût occidental.
Co-fondateur avec Akaji Maro de la compagnie Dairakudakan au début des années 70, Ushio Amagatsu a séduit le public français et celui de nombreux pays à travers le monde depuis une trentaine d’années avec une version personnelle, un peu light du butô, charmante et spectaculaire. Il brille à chacune des créations qu’il donne, généralement en primeur, au théâtre de la Ville.
Comment expliquer ce succès public, et grand public, qui n’a jamais été démenti depuis ses premières apparitions, nancéennes, à la fin des années 70, puis parisiennes, au début des eighties? Un goût du public hexagonal pour l’exotisme? Une nostalgie extrême-orientale de la part d’admirateurs nés dans ce qui fut un empire colonial? Une attirance trouble pour le morbide? Une affinité pour les rituels insolites mis en scène? Une fascination pour le mélange des genres, pour la fusion de formes archaïques avec d’autres, en principe plus actuelles?
On dira ce qu’on voudra. Que l’art d’Ushio Amagatsu est trop affecté, maniéré, raffiné pour être honnête ou « authentique » — comme si cet attribut pouvait être un critère esthétique. Qu’il édulcore et, du coup, dénature une expression née de la révolte de la jeunesse tokyoïte, à la fin des années cinquante — un art que son créateur Tatsumi Hijikata comparait à « un cadavre bondissant ». Qu’il frelate la substance, l’essence du butô dont il trahit l’esprit et la lettre. Qu’il confond mode et modernité, kitsch et baroque. Que le metteur en scène-chorégraphe, qui se maintient dans le « mainstream » d’une danse n’ayant pas évolué d’un iota en trente ans et surfe sur la vague de la vogue, a épuisé tout son filon — et nous avec. Que, dans le cas particulier de Kara Mi, cela se traîne une demi-heure de trop, du fait du tempo lentissimo, des temps morts — en art, comme en amour, l’attente participe du plaisir — et, surtout, du déséquilibre entre ce que Roland Barthes aurait appelé « les noyaux durs et la catalyse » des mouvements composant les sept tableaux.
N’empêche. La pièce se laisse voir. Techniquement parlant, rien à dire. C’est pro. La déco est sobre. La scène a été transformée en dojo. Les officiants prennent place pour y évoluer et y méditer — y chercher leur voie sacrée. Un immense tatami carré est posé sur le plateau, légèrement surélevé, recouvert d’une couche de poussière assez dense où viendront s’imprimer les traces de la danse.
Une douzaine de panneaux translucides (treize à la douzaine, en fait), peints de manière abstraite, comme ces schémas de planches anatomiques représentant le système cardiovasculaire — en rouge: les veines, en bleu: les artères —, disposés verticalement, des deux côtés du ring, certains pendus aux cintres, jouent le rôle de portes coulissantes donnant accès aux washitsu. Ces éléments de décor rappellent le Grand Verre de Marcel Duchamp qui fut recyclé du vivant de l’artiste par Merce Cunningham et Jasper Johns dans la chorégraphie Walkaround Time (1968).
La musique électro-acoustique est soft, pas vraiment contrariante, pas trop bruyante, en totale synchronie avec la danse — ce qui est, selon nous, dommage. A un certain moment, vers la fin de la séance, le musicien et le chorégraphe font un clin d’Å“il appuyé au Boléro des deux Maurice… Les éclairages, remarquables, subtils, réglés au centimètre près, enchaînés sans bavure, se reflètent par intermittence sur le cyclo. Ils ponctuent le déroulement et constituent une véritable chorégraphie. Ils sont maîtrisés et pianotés à distance par les talentueux régisseurs lumière de la compagnie, Genta Iwamura et Satoru Suzuki.
De même que les trois mousquetaires étaient quatre, les sept samouraïs (les danseurs) sont au nombre de huit, si l’on inclut le maître de cérémonie, gourou ou chorégraphe. Ils sont, uniformément et élégamment vêtus de kimonos mordorés. Le blanc ayant une connotation funèbre au Japon, ils font une tête d’enterrement…
Ne boudons pas le plaisir que peuvent procurer les trouvailles formelles du meneur de troupe. Pour ce qui est de la danse, les mêmes gestes simples, ressassés à satiété (chutes, évanouissements, réanimations, portés), envoûtent, aucun doute, les abonnés du théâtre de la Ville. Leurs numéros classiques et les exercices de style empruntés à la pantomime (le ralenti absolu, la diagonale en crabe, l’avancée en marche arrière, le geste en miroir) sont tous délicatement, finement, exécutés. Les passages choraux sont d’une rare efficacité — on pense à la séquence de crispations, secousses, saccades, spasmes, où les danseurs donnent l’impression d’être faits comme des rats.
Une des danses balinaises qui marquèrent Antonin Artaud en 1931, le legong, avec sa tremblante d’éventails symbolisés par une agitation de menottes, est stylisée, magnifiée par le groupe au grand complet. Les doigts sont trempés dans une encre rouge vif, l’oreille gauche en chou-fleur saigne comme celle d’un peintre battave. Le bouquet final est un light show dans lequel les vitraux illustrant le système sanguin sont projetés comme des diapositives sur grand écran.
C’est Versailles. C’est le palais des plexiglas.
— Mise en scène, chorégraphie et conception: Ushio Amagatsu
— Musique: Takashi Kako, Yas-Kas, Yochiro Yoshikawa
— Danseurs: Ushio Amagatsu, Semimaru, Toru Iwashita, Sho Takeuchi, Akihito Ichihara, Ichiro Hasegawa, Dai Matsuoka, Nobuyoshi Asai