En pénétrant dans l’immense nef lumineuse du Grand Palais, c’est le choc. Cet espace, qui a tant déjoué les tentatives des artistes de le remplir, est aujourd’hui envahi sur toute sa hauteur par une énorme structure gonflable, à la fois massive et vivante, sombre et lumineuse: Leviathan de l’artiste Anish Kapoor, invité de la quatrième édition de Monumenta.
Cette masse colossale aux formes rondes et amples s’impose à nos corps autant qu’elle défie le bâtiment. Le choc physique et esthétique qu’elle provoque, submerge et sidère, tout en suscitant le désir charnel de la parcourir. C’est ainsi par le corps que s’appréhende d’abord l’œuvre. On passe dessous, on la longe et la contourne. On l’explore dans toute son étendue. On la touche et la caresse. Et, en la mesurant ainsi à l’aune de notre corps, en tentant de physiquement l’apprivoiser et de symboliquement se l’incorporer, on la regarde, sans évidemment pouvoir l’embrasser entièrement d’un seul regard.
De cette œuvre aux formes organiques éminemment sensuelles, puissantes et ténébreuses, émane un faisceau de forces ambivalentes, attractives et répulsives, de désir et d’effroi, qui lui donnent vie et le pouvoir de captiver. Monstrueuse et imposante de par sa taille, elle est aussi accueillante et ouverte aux corps qui la parcourent, la traversent et la pénètrent. Compacte, elle ménage entre ses zones d’appui au sol des espaces de déambulation et de vision. Volumineuse, elle donne pourtant l’impression d’avoir été presque négligemment posée là , de n’être pas tributaire du lieu, tandis que sa couleur sombre, uniformément aubergine, accroche et diffuse en ses parties supérieures la lumière qui lui vient en nappes brillantes et changeantes de la vaste verrière du Grand Palais.
La surface en PVC de l’œuvre d’Anish Kapoor est elle-même vivante. Tendue par la pression interne de l’air qui la gonfle, elle est aussi souple et réactive, d’une texture soyeuse, charnelle et terriblement sensuelle. C’est une membrane, une peau, par laquelle l’œuvre n’appartient plus, comme les sculptures traditionnelles, au monde des choses, mais à l’univers des êtres vivants, vibrants et respirants.
Cette œuvre-Léviathan qui semble évoquer, pour Anish Kapoor, un monstre biblique, et appartenir donc au règne des animaux primitifs, des bêtes mythiques et monstrueuses, pourrait aussi bien venir de mondes extra-terrestres, ou encore être un état transitoire d’une immense et menaçante prolifération de cellules vivantes incontrôlées. Autant d’êtres où les émotions tactiles, sensuelles et charnelles se mêlent aux peurs archaïques.
L’apparence policée de l’œuvre est ainsi traversée de forces chaotiques, et sa peau brillante creusée de ténèbres dans les rougeâtres et sombres profondeurs desquelles on accède, comme dans les entrailles d’un monstre endormi, en franchissant un technique et symbolique sas de décompression…
C’est ainsi que l’œuvre d’Anish Kapoor est contemporaine (dans l’acception de Giogio Agamben): non parce qu’elle est d’aujourd’hui, mais parce qu’elle fait voir les «ténèbres du présent», l’obscurité nichée dans la lumière.
Non loin du Grand Palais, une autre artiste, l’israélienne Michal Rovner, présente au Louvre des œuvres différemment mais également contemporaines en tant qu’elles adhèrent au présent tout en s’en distanciant «par le déphasage et l’anachronisme» (Giorgio Agamben, p. 11).
Dans Leviathan d’Anish Kapoor, en effet, le présent est travaillé et transformé de l’intérieur par le temps immémorial des peurs et des mythologies d’outre monde. Dans Histoires, Michal Rovner, elle, tisse le présent avec des vestiges de l’histoire tragique des peuples d’Israël et de Palestine.
Michal Rovner a construit dans la cour Napoléon du Louvre, entre les façades et la pyramide de verre du musée, deux édifices sans toit, distants de quelques mètres: des «Makom» (espace, en hébreu).
Makom II, qui est parfaitement achevé en pierre blanche, présente sur l’une de ses faces une fente verticale semblable à une meurtrière; tandis qu’à l’inverse, dans Makom IV, qui est en basalte noir, et à moitié démoli, une profonde lézarde fend l’un de ses deux murs encore existants.
Les pierres du premier ont été collectées dans des maisons abandonnées ou détruites de Jérusalem, Hébron, Bethléem, Haïfa… Tandis que le basalte du second provient de la frontière syrienne. L’un et l’autre ont été édifiés par un groupe des maçons à la fois israéliens et palestiniens.
L’édification des «Makom» dans la cour Napoléon du Louvre ajoute, au cœur de l’Occident, la voix d’Israël et de la Palestine au double dialogue qui s’est engagé, avec la construction de la pyramide de verre, entre les histoires de France et d’Égypte, et entre le passé et le contemporain.
Cette voix qui s’incarne dans la matière des pierres clame silencieusement l’horreur des maisons détruites et des vies brisées par d’irréparables cicatrices; elle dénonce les différences entre ceux des maisons blanches et ceux des maisons noires, entre les pouvoirs et les peuples.
Mais cette voix des pierres est forte d’avoir été assemblée par des Israéliens et des Palestiniens, venus spécialement à Paris pour esquisser ainsi la perspective d’une nouvelle direction de l’histoire.
André Rouillé
Expostions
— Michal Rovner, Histoires, Musée du Louvre. 19 mai-15 août 2011
— Anish Kapoor, Leviathan, Monumenta, Grand Palais. 11 mai-23 juin 2011
Livre
— Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain?, Rivages poche, Paris, 2008.
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