Interview
Par Pierre-Évariste Douaire
Kamel Mennour réussit le tour de force d’exposer des photographes incontournables mais invisibles en France comme Araki ou Stephen Shore. La réussite de sa galerie peut se mesurer au renouveau de Saint-Germain-des-Près auquel il participe avec d’autres. Depuis peu, il préfère s’éloigner de la photographie et se consacre à de jeunes plasticiens de sa génération dont il partage l’enthousiasme.
Depuis quelques années, Saint-Germain renoue avec l’art contemporain. Ta galerie participe à cet élan.
Depuis vingt ans, le quartier s’était assoupi malgré la richesse de son histoire. Il ne restait plus que des galeries commerciales présentant des peintures peu intéressantes, les autres faisaient du courtage. Mon implantation a répondu à une opportunité.
En 1999, je souhaitais ouvrir une galerie ; le cahier des charges était très simple, il fallait que le loyer soit tout petit. En prenant possession du local, je savais pertinemment, qu’il ne se passait rien dans le quartier, au niveau de l’art contemporain. La rue Louise Weiss n’existait pas encore, et contrairement à ces galeries, qui se regroupaient pour proposer une alternative au Marais, je n’avais pas l’intention de faire bande à part.
Deux ans plus tard, Loevenbruck est arrivé. Petit à petit, avec Vallois et Le Gaillard, nous avons accouché d’une nouvelle entité à Paris et nous avons alors créé Parcours Saint-Germain-des-Près pour marquer le coup. Il présentait l’avantage de nous réunir sous une identité et une programmation communes, sans pour autant nous obliger à faire des vernissages communs. Cette association a très bien fonctionné grâce à la presse et aux collectionneurs. Ces derniers viennent désormais dans le quartier, alors qu’il était méprisé il n’y a encore pas si longtemps. Le changement va au-delà du simple effet de mode. La crédibilité du quartier se mesure au nombre des nomminés pour le prix Marcel Duchamp. Cette année, trois sont issus du Parcours Saint-Germain. Cette reconnaissance nous place au même niveau que les autres professionnels, nous sommes des interlocuteurs à part entière. Au-delà de nous, d’autres rassemblements de galeries sont visibles à Paris. Le Marais occupe une position centrale et dominante, mais d’autres pôles existent et offrent des alternatives grâce à de vraies identités : le treizième, Saint-Germain et l’est parisien sont des centres actifs et intéressants à visiter.
Est-ce que cette concertation et cette concentration sont possibles à l’échelle nationale ?
Je ne pense pas que l’on puisse exister tout seul. J’aime beaucoup l’idée d’échanger des idées avec d’autres galeristes ; c’est seulement en se regroupant que l’on pourra rivaliser avec les grosses structures anglo-saxonnes. Une programmation et des actions communes sont possibles.
La concentration des moyens et des personnes permet une communication plus facile. Nous nous battons actuellement pour que l’art contemporain de Saint-Germain-des-Près s’exporte. A l’étranger, nous jouissons d’une véritable identité. Nous avons moins de quarante ans et nous avons envie de faire bouger les choses, d’innover et de créer. Nous ne sommes pas une particularité géographique de la rive gauche, mais bien les promoteurs d’un art différent.
Que propose la réunion des galeries autour du label Parcours Saint-Germain ?
Pour la Fiac (Foire internationale d’art contemporain), nous allons organiser — avec la galerie Vallois — une fête à l’Alcazar. Après la foire, les gens pourrons se réunir, continuer à parler d’art et s’amuser dans une ambiance différente. A Bâle, tous les soirs, il y a une programmation off qui mélange art et fête. Il faut aller dans ce sens et multiplier les initiatives associant culture et joie de vivre. Il faut se battre contre l’austérité des vernissages en privilégiant l’enthousiasme, le côté pétillant et surtout l’envie. C’est une nécessité. L’art contemporain doit s’ouvrir sur le monde et arrêter d’être un microcosme.
L’austérité ambiante explique-t-elle la place de Paris ?
Paris est nettement derrière New York, Berlin et Londres. La capitale n’est pas l’endroit incontournable de l’art contemporain. Ce constat est partagé par l’ensemble de la profession, que ce soit les galeristes, les commissaires d’exposition ou les artistes. Cette situation ne demande qu’à être changée, cette tendance doit s’inverser par la mise en place de nouvelles propositions. L’énergie et l’inventivité des jeunes galeristes peuvent apporter une partie des réponses.
Pourtant un frémissement existe à Paris, grâce à la rue Louise Weiss et au Palais de Tokyo…
Ces deux exemples significatifs font beaucoup parler à l’étranger. Chacun à sa manière, ils apportent un vent nouveau. Grâce à eux, le regard des étrangers sur la création française s’est modifié.
Pourquoi te focalises-tu sur la photographie ?
Je sentais qu’il se passait quelque chose d’intéressant autour de la photo, j’avais envie de participer à cet engouement, à cette envie. La configuration de la galerie n’était pas évidente pour présenter de la peinture, la photographie s’intégrait mieux dans l’espace.
Comment devient-on galeriste ?
Je n’ai pas de formation artistique, j’ai seulement une maîtrise d’économie. Mais comme j’étudiais au Panthéon, pas très loin d’ici, je me suis intéressé à l’art. Je me baladais et ce que je voyais me donnait envie d’en connaître plus. Les œuvres présentées étaient très accessibles, il s’agissait de peintures hyper réalistes américaines. Je pouvais les décrypter et les intégrer à mon parcours. Malgré mes lacunes, j’étais très intéressé par l’art contemporain, j’avais envie de m’y plonger, de m’y confronter.
Comment es-tu passé des sciences économiques au métier de galeriste ?
La vie est remplie de hasard, je crois beaucoup aux rencontres. Une œuvre d’art peut marquer un homme au point de changer le cours de sa vie. Je viens d’un milieu assez modeste, ce qui m’obligeait à travailler durant mes études. J’étais démonstrateur télé, mais très vite j’ai arrêté. Grâce à un ami, mes week-end ont changé et je suis passé de la grande surface à la vente de lithographies. Je suis très vite tombé amoureux de ce travail, il m’a permis de me projeter en galeriste.
L’aspect commercial ne m’intéressait pas plus que les œuvres que je vendais. Ces débuts étaient très ingrats car mes amis étaient diplômés et travaillaient dans la finance, ils gagnaient très bien leur vie, alors que moi je galérais à faire du porte-à -porte.
C’était du porte-à -porte ? Tu ne vendais pas de lithographies de peintres anciens ?
Cette aventure a duré cinq ans. J’ai vraiment galéré, mais en contrepartie je me suis forgé un mental d’enfer. Je n’ai pas ouvert ma galerie en claquant des doigts. Je n’avais pas d’argent, pas de savoir, pas de connexions. Pour combler mes lacunes, j’ai dévoré les livres. J’ai compris l’art en achetant des anciens catalogues de vente aux enchères et j’ai pu découvrir ce qui se vendait. Je ne connaissais pas César et encore moins la côte de ses Compressions, mais loin de me freiner cela aiguisait ma curiosité, j’avais envie de comprendre et de le connaître. A partir de là , je me plongeais dans les livres, pour découvrir son travail et comprendre son importance dans l’histoire de la sculpture. Je me nourrissais de livres pour forger mon savoir et éduquer mon goût. J’allais aux puces de Vanves acheter ces précieux sésames. Je me suis lancé dans l’édition d’ouvrages d’art en partie pour ça ; parce que les livres m’ont permis de m’ouvrir à ce monde que j’ignorais complètement.
J’ai acquis ma culture grâce aux livres ils m’ont tout expliqué. Je fais un point d’honneur à éditer un livre pour chaque exposition.
Comment passe-t-on de camelot à galeriste ?
Cela passe par une évolution. J’ai fait du porte-à -porte en licence. En maîtrise, j’ai décidé de me faire licencier pour bénéficier d’une aide à la création d’entreprise. J’avais déjà une petite idée sur ce que je voulais faire. Avec un ami, nous avons arrêté le porte-à -porte pour créer une S.A.R.L. grâce aux 43 000 francs (6500 €) de l’État. Après avoir démarché les particuliers, nous avons tenté notre chance avec les entreprises. Nous passions à l’étape supérieure, qui consistait à abandonner les lithos pour nous consacrer à la vente de peintures de chevalet. Désormais, nous vendions des images avec un cadre autour.
Travailler dans ces conditions permet de se construire et d’affronter l’adversité. J’ai continué à faire mes armes pendant que je passais mes classes. Tandis que mon ami abandonnait ce travail ingrat, j’ai continué à explorer l’art. Je me suis intéressé aux artistes de Montmartre, puis à la peinture Espagnole et ainsi de suite… Je ne suis pas né galeriste mais j’ai été conseillé et j’ai visité beaucoup d’expositions pour affiner mon goût. La première année, la programmation de la galerie a été réalisée par d’autres. Chacun me recommandait d’aller voir untel et untel. Ma formation est empirique, elle s’appuie autant sur la lecture que sur les rencontres.
J’ai beaucoup appris en écoutant les gens et en rencontrant des commissaires d’expo. Grâce à eux, j’ai gagné un peu de temps. J’aurais pu en gagner plus si j’avais été assistant dans une grosse maison parisienne. Aujourd’hui, je ne regrette pas mon parcours, et à l’inverse d’autres galeristes, je n’ai pas peur de l’avenir, car le pire est derrière moi. Rien ne peut être plus dur que de faire du porte-à -porte.
Après ces chemins de traverse comment parviens-tu à exposer des artistes internationaux comme Araki ?
J’ai rencontré Araki un an après avoir ouvert ma galerie — je l’ai contacté au culot. L’astuce résidait dans le fait qu’Araki ne connaissait pas les galeries parisiennes. Grâce à cette méconnaissance, il n’était pas à même de distinguer une grosse galerie d’une petite. Heureux hasard, il répond favorablement à mon courrier électronique. Je saute sur l’occasion et sur le premier avion pour le rejoindre à Tokyo. Arrivé au Japon, je lui soumets un projet très précis. Le culot était nécessaire pour mener à bien cette aventure, mais avec le recul, je pense qu’il fallait encore plus de naï;veté pour réaliser ce projet un peu fou. Lors de notre premier entretien je le félicite pour son œuvre et lui fais part de mon admiration, ensuite je lui soumet le projet : je veux à la fois l’exposer et l’éditer. Un préfacier a été contacté, tout est bien huilé, il ne manque plus que son accord pour mettre en branle la machine. Il accepte et vient exposer à Paris, chez moi, après seulement deux ans d’existence.
Le plus important c’est que cette tranche de vie accouche d’un très beau livre de cent-vingt pages, préfacé par Germano Celent. Pour le convaincre d’écrire la préface, j’ai agi de la même manière. Au téléphone, je lui ai parlé de son texte préfaçant le livre sur Robert Mapplethorpe. Il a immédiatement accepté l’idée — il trouvait intéressant d’écrire sur un photographe japonais.
Araki n’avait pas besoin de moi, mais force était de constater que sa visibilité en France n’était pas à la hauteur de sa renommée, paradoxalement il était assez peu montré dans l’Hexagone. J’ai très vite compris qu’il fonctionne à l’instinct et qu’il arbitre toujours ses décisions par l’émotion. Il est très sensoriel, un simple regard lui suffit pour prendre une décision. L’aboutissement de cette rencontre a débouché sur des cessions de travail. Ensemble, nous avons choisi les photos et le titre du livre — Tokyomania — voulait rendre compte de la boulimie d’images d’Araki. Cette même année, le Centre National de la Photographie (C.N.P.) lui rendait hommage ainsi que la galerie Almine Rech (dans le 13ème arrondissement). J’ai pris contact avec le directeur du centre, Régis Durand, et avec les responsables d’Almine Rech, afin de permettre aux gens de circuler entre nos trois espaces. Je suis très content car tout c’est très bien passé.
Cette deuxième année d’existence débutait sous de bons auspices.
J’avais une idée précise des expositions que je voulais faire. Les artistes retenus étaient non-conventionnels, ils ne faisaient pas partie du sérail. Je voulais affirmer une identité forte. La programmation s’axait sur deux thématiques : le sexe et la subversion. Le croisement s’obtenait à travers deux visions différentes mais complémentaires : une nord-américaine avec Larry Clark et une autre japonaise. Les deux expositions étaient des coups de poings, elles étaient des cris.
Un cri aux accents de «porno chic».
Je ne voulais pas être l’apôtre de la culture trash, mais j’aimais beaucoup ces photographes. A l’époque, ils étaient très peu visibles en France. Ils étaient historiquement importants mais ils brillaient par leur absence sur la scène artistique. Le public ne s’y est pas trompé en ne cessant de nous remercier de présenter des artistes cultes mais invisibles.
Le seul regret qui me reste c’est de ne pas avoir finalisé le livre avec Larry Clark. Il est tellement perfectionniste que le projet a capoté, il m’a juste dit : «On verra plus tard». Dommage. Pour finaliser quelque chose avec lui, il faut constamment rester en sa présence, sinon il oublie. Je l’ai appris par la suite ; j’ai su qu’il aurait dû faire un livre qui ne s’est jamais fait et qui devait s’appeler Heroï;ne.
Ta manière de travailler est intéressante, je pensais que tu avais beaucoup de relations, beaucoup de contacts. En fait, tu montres des photographes mythiques mais peu visibles.
Stephen Shore — à l’image d’Araki et de Clark — était très peu exposé. Son nom était connu mais pas son travail, ce qui est un paradoxe pour un photographe. J’ai l’orgueil de penser que son livre, édité par nos soins (Édition Mennour) a contribué à donner l’envie à d’autres d’éditer cet énorme livre retraçant l’ensemble de sa carrière. Je pense que nous avons été à la base de cette impulsion. Par le biais de la Réalité objective, il était seulement connu en Allemagne, alors qu’en France et en Grande-Bretagne, rien. Le livre a permis de contrebalancer cette tendance, il a très bien été distribué aux États-Unis et outre-Rhin et, à sa manière, a contribué à changer les choses. Je suis très fier qu’un petit catalogue, un petit livre de galerie, puisse être à l’origine d’un nouveau départ, d’un nouveau regard sur une œuvre. Notre travail a accouché d’un livre énorme que nous n’aurions pas pu faire. Il a été à l’origine de nombreuses expositions dans le monde, à commencer par New York.
Découvreur d’anciens talents ?
Nous avons été les premiers à montrer Moriyama en France. Jamais avant nous, un Français n’avait pu voir son travail dans l’Hexagone. Je l’ai rencontré par l’entremise d’Araki car ils sont très amis.
Tu es arrivé à un moment où la photographie avait le vent en poupe. Les institutions la reconnaissait enfin, dans les salles de vente, les tirages de Gursky battaient tous les records, cela t’a-t-il aidé ?
Je crois beaucoup en ma bonne étoile, si tu veux tout savoir. Il est évident que cet engouement soudain pour la photo a été bénéfique, les mentalités ont changé ; désormais la Fiac et la Foire de Bâle accueillent plus de photos. C’est vrai également que Paris Photo est une chance mais pourquoi n’y a-t-il pas plus de galeries qui s’intéressent à la photo ?
A y regarder de plus près, il n’y en a pas tellement sur la place de Paris. Si c’était aussi simple, toutes les galeries proposeraient beaucoup plus de photos. Plusieurs facteurs expliquent le succès ou l’échec d’une entreprise, cette vague dont tu me parles n’est qu’un facteur parmi d’autres.
Tu sembles assez fin pour percevoir les grandes tendances. Les débuts de ta galerie coï;ncident avec l’émergence du «Porno chic» dans la mode, et du «Trash» en photo.
Maintenant, je suis passé à autre chose. Je montre beaucoup moins ces travaux. On peut toujours coller une étiquette aux gens, mais je pense qu’un galeriste réagit à l’air du temps. Plus exactement, il vit dans son temps et a envie d’y inscrire un message.
Avec Adel Abdessemed, Kader Attia et Jota Castro, je travaille aujourd’hui autour de la notion de la mondialisation. J’achète tous les jours le journal et je ressens les choses comme tout à chacun. J’aime à penser que je me place au-delà des tendances et des effets de mode dont tu me parles. Pour moi, exposer un artiste n’est pas un acte anodin. Cela correspond à une nécessité. J’expose des artistes car c’est nécessaire : j’ai exposé des clichés de Pierre Molinier alors qu’il était mort depuis trente ans, je l’ai fais parce que c’était primordial. J’ai contacté tous les artistes dont nous venons de parler, tous ces photographes étrangers, parce qu’ils étaient presque invisibles en France.
Tu fais le chemin inverse des galeries qui réussissent : tu commences par exposer des stars et maintenant tu te consacres à des jeunes, cette démarche est inhabituelle.
J’adore cette idée. Je suis très content que tu le vois comme ça. J’ai autant d’intérêt pour Araki que pour des jeunes qui débutent. C’est sur les foires que je me suis rendu compte que je devais être en phase avec les artistes que je présentais, il fallait qu’entre-nous il puisse y avoir une convergence, un parcours commun. Etre de la même génération nous rapproche par exemple. J’aime Kader et Castro, car ils ont entre trente et quarante ans, ils ont beaucoup de choses à dire. J’aime l’idée de faire émerger des artistes, les promouvoir, et faire un bout de chemin avec eux. Ces deux là m’épatent, car ils utilisent une multitude de médiums.
La galerie abandonne la photographie comme exclusivité ?
Je suis passé à autre chose grâce à ces artistes qui n’hésitent pas à proposer des techniques transversales, mais aussi grâce à l’ouverture du second espace. Il permet de proposer plus de choses : il est mieux agencé et plus grand, ce qui permet de présenter de l’art contemporain dans de bonnes conditions. Auparavant, j’avais des choses à dire avec les photographes, maintenant je suis dans une autre optique, j’ai envie d’appuyer de jeunes carrières et de faire émerger ces jeunes talents qui ont beaucoup à dire. Je suis en phase avec eux et peut-être qu’au début je n’aurais pas été capable de les aider. C’est très prenant de travailler avec eux, il faut être disponible quotidiennement, ce qui n’est pas une mince affaire.
C’est beaucoup plus risqué de miser sur eux ?
Je suis très content de faire ça et j’espère qu’avec Kader Attia cela va aboutir. Depuis le début, je suis avec lui et nous construisons patiemment ensemble un parcours très étudié. Nous exposons dans de nombreux endroits à travers le monde. Travailler avec lui, avec quelqu’un de mon âge, était une nécessité. Sans avoir des artistes de ma génération, je n’aurais pas pu continuer. Avec Adel Abdessemed, je produis son travail et je tente d’épauler sa verve créatrice. Il est très prolixe, je tente de le suivre et de l’aider au maximum. J’aime m’entourer de ces personnes, car nous partageons les mêmes interrogations sur le monde. Nous nous posons les mêmes questions sur l’identité, sur la sexualité, sur le fait d’être Français aujourd’hui.
L’exposition «Hallal» – après le 11 septembre 2001 et avant Le Pen au deuxième tour des présidentielles du 24 avril 2002 – est très importante à mes yeux.
Elle traitait du replis communautaire et d’une certaine façon de vivre en banlieue. Le mot «halal» dépasse aujourd’hui sa simple définition religieuse. Être halal c’est être juste, un vêtement halal n’a pas été volé par exemple. Je suis resté sur le souvenir que j’avais de ce mot quand j’étais petit. Avec Kader Attia, nous avons joué sur le mot pour proposer une installation parlant d’identité et de communauté. La galerie a été transformée en magasin de streetwear, les cimaises avaient été remplacées par des portants de vêtements estampillées de la marque créée pour la circonstance «Hallal». Avec deux «L», ce qui veut dire «autorisé» en arabe. A travers cette ligne de vêtements, nous avons abordé — presque sociologiquement — la place des vêtements dans les relations humaines en banlieue, cela permettait de parler de notre époque.
C’est pour cela que je l’ai trouvée très importante.
Pendant un mois, je n’ai pas mis les pieds, pas plus que les collaboratrices, dans la galerie. Nous enregistrions les questions des visiteurs sur vidéo. Ce chamboulement dans la galerie a énormément perturbé le quartier. L’installation d’une prétendue boutique de streetwear, en plein quartier Saint-Germain-des-Prés, a été un tollé. Les commerçants ne comprenaient pas, mais surtout n’acceptaient pas l’idée de voir s’implanter une boutique made in banlieue. La force de l’exposition était qu’elle parlait autant du repli communautaire en banlieue que de l’ostracisme dont elle est victime. Le repli et le rejet étaient tous les deux soulignés dans cette performance. La réflexion allait encore plus loin, car l’exposition coï;ncidait avec le débat parlementaire sur le port du voile à l’école.
Cette exposition a-t-elle circulée ?
Elle a été exposée à la Villa Arson (Nice). La géographie du lieu était intéressante. D’un côté, il y a une ville cossue et, de l’autre, Nice Nord avec sa population d’immigrés. En la faisant voyager aux États-Unis, elle s’est légèrement transformée pour interroger les conditions de la mondialisation. Nous avons envoyé à Art Basel Miami un container rempli d’ouvrières cubaines fabriquant des tee-shirts Hallal. L’accent était mis sur la confection et sur les conditions de travail de ces petites-mains.
Après le 11 septembre et l’islamophobie ambiante, comment les américains ont-ils vécu cette exposition halale ?
La proposition n’a jamais été religieuse. Le mot halal est entré dans le langage courant en banlieue, il est utilisé pour dire plein de choses. Il a perdu son caractère religieux. Les jeunes l’emploient pour dire «ce qui est a nous», «ce qui est juste». Il appartient moins à son étymologie première qu’au registre comportemental du moment. Être halal, ce n’est pas être religieux, c’est être quelqu’un de bien, tout simplement. Nous avons utilisé ce terme dans son acceptation argotique plus que théologique. A Paris, nous parlions de la banlieue à travers les signes et les codes qu’elle génère. Les Américains ont été sensibles à notre délocalisation en pleine Floride. Ils ont jugé subtil la transposition d’une spécificité française dans un contexte américain. La proposition était modifiée mais elle collait parfaitement à son environnement. La question de la mondialisation, à travers cet atelier clandestin, parlait à tout le monde. Kader est un artiste, il est le reflet de son époque, il révèle et exorcise les tensions de notre temps.
Tu as toujours été très présent dans les foires, que veut dire ce choix ?
Deux fois, j’ai fais «Art Paris» — au début, il n’y avait qu’eux qui nous acceptaient. J’ai fais quatre fois «Paris-Photo», mais j’ai arrêté l’année dernière car je voulais casser l’identité photographique que l’on m’avait inoculé. La galerie n’est pas que ça ; elle a d’autres désirs que de présenter exclusivement de la photographie.
Pour la saison 2006, je compte exposer la peinture de Djamel Tatah, par exemple. Je suis content car les étrangers reconnaissent notre travail et la qualité de nos artistes. Grâce aux travaux de Kader, une première fois, puis de Christine Rebet une seconde fois, la foire de Bâle a bien voulu nous accueillir. La même chose s’est produite pour Art Basel Miami l’année dernière, avec Kader Attia, et cette année avec Adel Abdessemed.
La présence de la France à l’étranger est réduite à une portion congrue. C’est dur à dire mais c’est vrai. Nous sommes très peu de galeries à être présentes à l’étranger. C’est pour cette raison que j’ai envie de me battre et de soutenir de nouveaux artistes. Ce n’est pas évident. De toute façon, il n’existe pas de galeries françaises internationales qui existent depuis plus de dix ans. Si tu en trouves plus de cinq, c’est déjà bien. Ce constat amer permet de mesurer le chemin qui nous reste à parcourir.