Jean-Alain Corre
Jungle Joh
La notion de culture est intéressante à double titre dans la pratique de Jean-Alain Corre. L’artiste glane en effet de nombreux matériaux culturels pour les incorporer à sa pratique, qu’ils soient issus de la haute culture (la sculpture moderne et contemporaine) ou des cultures dites populaires (feuilletons américains, magazines people, machines agricoles, procédés culinaires comme la panure…). Ces éléments cohabitent dans les Å“uvres par un procédé intuitif de collage, en accord avec la déhiérarchisation prônée par les artistes de son époque qui ont vu les médias de masse brouiller de façon significative les frontières entre les styles, les provenances et les cultures.
Mais l’artiste utilise aussi la notion de culture dans le sens de procédé dynamique, comme on parlerait d’une culture de bactéries ou d’échalotes, par exemple. Jean-Alain Corre parle de la fabrication de l’art comme d’une culture dans le sens où l’artiste doit développer un rapport spécifique au temps et à l’évènement dans la stratégie de production qu’il déploie. Il s’agit de créer des protocoles qui vont se concrétiser certes par une réussite ou un échec, mais surtout rendent compte de la possible transformation d’une situation de départ en une autre.
Il s’agit aussi de penser l’atelier comme un espace défini fonctionnant selon certaines règles, qui doivent souvent être ajustées, renégociées en route. Il s’agit d’accepter, comme le docteur Fleming, l’accident qui pourrait arriver, pas dans un sens Fluxien à la désinvolture apolitique, mais plutôt comme une chance à saisir, une occasion de modifier le cours des choses. Et pour que cet heureux accident puisse advenir, il faut le temps du protocole, un temps qui peut être utilisé de façon oisive ou fiévreuse, là n’est pas la question — et toujours en opposition à une autre idée Fluxienne, celle de flânerie, qui me paraît plus que jamais problématique en ces temps troublés ou le temps compte plus que jamais — dans une logique de volonté dynamique, tendue vers l’idée de résultat. Un résultat qui, même s’il n’est pas conforme à l’idée de départ, est à prendre où à laisser comme la conséquence voulue d’un protocole de travail défini et laissée à l’appréciation responsable de l’artiste.
Tout ceci pour clarifier quelque chose quant au qualificatif de «trash» qu’on a apparemment souvent appliqué au travail de Jean-Alain Corre. Le mot «trash» (de l’anglais ordure, déchet) renvoie d’une part à l’idée de chaos, et de l’autre part à l’idée de saleté, de péremption, de ce qui serait à jeter. Si la prolifération chaotique intervient comme une première étape sous forme d’expérimentation dans la pratique de l’artiste, elle est ensuite comme nous l’avons vu précédemment soigneusement remise sous contrôle, triée, choisie…
Les installations finales reflètent alors une complexité qu’il ne faut en aucun cas confondre avec du chaos. En revanche, le trash peut être évoqué dans l’acceptation esthétique du terme, en ce que l’artiste accepte de se confronter à la laideur, à l’inesthétique de certaines formes, si cette laideur ou cette non-conformité lui paraît servir plastiquement l’œuvre et sa lecture. L’œuvre de Jean-Alain Corre est «trash», mais pas parce qu’elle évoque un monde hors contrôle. Au contraire, elle nous rappelle ce que la culture doit à la nature dont elle est le corollaire indissociable dans toute sa violence maîtrisée, son inéluctable rapport à la mort comme processus complémentaire du cycle de la vie.
Le personnage de Johnny agit dans l’œuvre comme une créature métaphorique de la production de l’artiste. Johnny n’est ni un alter ego, ni un double, ni un personnage: il reste non incarné, opérateur insaisissable — comme le principe de la vie lui-même — dans l’œuvre de son créateur. «Jungle Joh», épisode 10, est alors la réunion à un instant T de plusieurs œuvres de l’artiste, certaines préexistantes à l’exposition, d’autres produites pour l’occasion. Une chemise créée par Anne Bourse, artiste invitée pour l’occasion par Jean-Alain Corre, sera présente et agira comme le costume d’une situation évoquée lors d’une conversation antérieure et ayant inspiré l’artiste pour la conception du dispositif.
On pourra voir deux posters, lointaines évocations d’un dispositif publicitaire, ainsi que des dessins de la série en cours Grazia, réalisés à partir des pages du magazine éponyme pendant des temps définis impliquant le fait de fumer de nombreuses cigarettes et d’accepter le dérapage inhérent à tout après-midi à l’atelier.
On verra aussi des silos en céramique gravée présentés lors d’une précédente exposition à l’IAC à Lyon, ainsi qu’un shilom déstructuré faisant lointainement référence au nain de Montmartre — un autre peintre — et encore d’autres éléments qui s’incarneront pour faire de cette exposition le résultat éphémère et ponctuel de tout ces protocoles excitants et graves que met en œuvre le travail de Jean-Alain Corre. Dansons alors dans notre tête au son imaginaire de la musique Jungle du titre.