L’art cinétique sera à la fête ce printemps, et l’exposition qu’offre le Palais de Tokyo autour de la figure emblématique de Julio Le Parc constitue une belle et enrichissante rétrospective sur les travaux de l’artiste argentin. Surtout, cette exposition apparaît comme un petit événement dans le monde de l’art, puisqu’aucune monographie ne lui avait été jusque-là consacrée. En effet, en 1972, le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris souhaitait dédier une exposition à l’artiste, mais celui-ci, rétif à l’idée de montrer ses œuvres dans un lieu qu’il jugeait alors trop institutionnel, refusa finalement l’invitation.
Ici, avant même que l’on entre à proprement parler dans l’espace de l’exposition, un avant-goût nous en est donné dans le hall d’accueil du Palais de Tokyo: de petites plaques argentées réfléchissant la lumière sont suspendues par des fils au plafond, et une grande œuvre murale nous invite à nous loger dans de petits alcôves abritant des motifs rayés noir et blanc, et des miroirs déformants.
L’exposition en tant que telle débute avec Passage cellule, formant un espace labyrinthique où nos repères spatiaux sont bousculés. Nous nous retrouvons dans une pièce noire, heurtant des miroirs suspendus qui démultiplient notre image, alors que des lumières clignotent au plafond. Ainsi, à peine sommes-nous introduits dans l’univers de Julio Le Parc, que nous nous confrontons déjà à nombre de ses concepts fondamentaux: jeux de lumière, d’illusion et de reflet, perturbation de la vision, du mouvement et de nos repères, dans des œuvres où tout notre corps demeure engagé.
L’art se décline en effet ici comme une véritable immersion. Surtout, Julio Le Parc commence à travailler dès 1959 sur un art qui se veut cinétique et optique. Il introduit notamment des moteurs dans ses œuvres, qui contorsionnent les matériaux, notamment de fines plaques de métal. Aussi, ces plaques se meuvent sur des fonds rayés noir et blanc, reflétant alors les bandes, ou réfléchissent des rayons lumineux projetés en leur direction. D’une part, Julio Le Parc prépare un nouvel art géométrique, mécanique et systématique, où les œuvres décrivent des mouvements cycliques et quasi hypnotiques. D’autre part, il élabore également un art optique, travaillant sur les reflets qu’offrent les surfaces, et les illusions dont est alors victime le spectateur.
Décomposer le mouvement ou lui donner un rythme répétitif n’engage pourtant pas Julio Le Parc à créer des œuvres froides ou prévisibles. Au contraire, la matière semble vibrer, trembler ou littéralement s’animer, comme un organisme vivant. Et les jeux d’optique fascinent notre regard, nous engageant à nous plonger totalement dans les œuvres, à y libérer notre imaginaire. La connexion avec le spectateur se fait donc par l’intermédiaire de la perception et du corps, sans qu’il n’y ait véritablement besoin d’un biais discursif pour nous expliquer en quoi consiste l’œuvre qui se présente à nous.
En ce sens, Julio Le Parc avait d’ailleurs créé en 1960 le Groupe de Recherche sur l’Art Visuel (GRAV), avec François Morellet et Jesus-Rafael Soto notamment, appelant la participation sensorielle du spectateur, plutôt que de l’abreuver de discours élitistes et ultra conceptuels. L’enjeu est alors de toucher le spectateur de la manière la plus directe et la plus sensible qui soit, sans le soumettre aux carcans des catalogues ou des textes envahissant les murs des expositions, et concoctés pour lui dicter ce qu’il doit voir ou ressentir.
Nous nous retrouvons ensuite plongés dans l’obscurité, dans ce qui demeure certainement l’une des parties les plus séduisantes de l’exposition. Dans la pénombre, l’atmosphère devient onirique, où nombre de reflets et de faisceaux s’enlacent, formant un délicieux ballet de lumières. Au départ pourtant, la lumière n’était qu’un moyen comme un autre permettant à Julio Le Parc de mettre en forme des œuvres illustrant le mouvement perpétuel. Mais la lumière, riche de qualités esthétiques, a fait l’objet d’un travail à part entière, créant ainsi des œuvres déstabilisantes et imprévisibles brillant de mille feux. Tour à tour, la lumière vibre, branle de haut en bas sur des ressorts, pulse dans des giratoires épileptiques, recompose ou décompose des images fractionnées. Une pluie envoûtante de lumière s’abat sur nous.
Les recherches sur les modulations témoignent quant à elles d’une œuvre rigoureuse qui s’applique à mettre en corrélation des formes élémentaires. Ces explorations s’appliquent également à la couleur, dans des volumes ou des dégradés. Les couleurs explosent dans la série des Alchimies, véritables big-bang où celles-ci sont appliquées selon une méthode proche du pointillisme. Enfin, Surfaces (couleurs) offre une splendide frise murale composée à partir de quatorze couleurs — preuves que Julio Le Parc est également un esprit protocolaire et systématique —, tandis que les toiles de la Série 15 déclinent des cercles de couleurs, créant alors un univers psychédélique.
L’un des moments forts de l’exposition demeure encore l’immense Sphère rouge, ensemble de petites plaques de plexiglass formant un gigantesque lustre, qui bouleverse notre conception de l’espace et des échelles. Un peu plus loin, l’œuvre Déplacement brouille complètement la perception que nous avons d’un losange rouge situé derrière un ensemble de plaques métalliques. Nous pouvons soit nous diriger derrière ce rideau déformant et mirer le losange intact, soit nous promener au-devant des plaques réfléchissantes qui biaisent complètement notre vision. Or ici, c’est bien la position du spectateur et son possible mouvement qui décide de l’allure de l’œuvre. L’œuvre est ainsi protéiforme, mouvante, en perpétuelle évolution. On ne peut la réduire à une seule perspective, comme si elle restait toujours en devenir, abritant une infinité de possibilités esthétiques.
L’exposition se termine sur une étonnante salle de jeux. Une salle de punching-balls représentant quelques figures de l’autorité (maire, directeur, député, prêtre ou patron) nous permet de reprendre le flambeau de la rébellion du GRAV, et de nous révolter contre toute forme de pouvoir établi. On peut activer des interrupteurs et voir les œuvres vibrer en tous sens sous notre impulsion. On peut chausser différentes paires de lunettes et voir notre perception s’altérer selon les modèles. On peut poser notre arrière-train sur un tabouret à ressort, marcher sur des plaques mouvantes, et voir que les différentes expérimentations de Julio Le Parc nous ont finalement permises d’améliorer notre manière de nous mouvoir et d’interagir dans l’espace.