Julien Tiberi
Julien Tiberi continue d’essaimer avec son œuvre les différentes références qui nourrissent sa pratique, convoquant aussi bien Oskar Fischinger, Viking Eggeling et le cinéma expérimental, la frontière mexicaine et le dessin documentaire que les caricaturistes du XVIIIe siècle.
Tel l’éclaireur de nouvelles contrées graphiques, il nous conduit dans des méandres où les référents culturels n’ont de cesse de s’entremêler subtilement. Venant scander l’espace d’exposition, les tableaux noirs de la série El astro de la suela (2011) montrent des vues de la frontière américano-mexicaine près de Tijuana.
La poésie du titre [L’astre de la semelle] et des paysages nocturnes représentés contrebalance pourtant la douloureuse réalité vécue quotidiennement par des milliers de migrants mexicains et un commerce transfrontalier clandestin.
En prenant Tijuana comme point de départ de cette série (initiée en 2007), Julien Tiberi rend un hommage indirect aux Tijuana Bibles, ces bandes dessinées érotiques de huit pages dont la légende dit qu’elles étaient produites au Mexique avant d’être mises en circulation aux Etats-Unis pendant la Grande Dépression de 1929.
La technique utilisée par l’artiste pour ces tableaux noirs consiste en un grattage de la couche de peinture noire mate recouvrant une plaque d’Isorel. Un tel modus operandi n’est pas sans rappeler les expérimentations de certains cinéastes d’avant garde qui, en grattant l’émulsion du ruban cinématographique, proposaient des mises en scène de formes abstraites.
Julien Tiberi réactive cette pratique mais l’applique ici à une image fixe — renvoyant le visiteur aux souvenirs qu’il pourrait avoir de ces films.
«Arsouille» [canaille], «riolle» [débauche], «paf» [ivre] sont entre autres les mots d’argot qui sont représentés dans la série intitulée Le Salon (2007-2011): ces dessins sont réalisés à la manière d’illustrateurs de la fin du XIXe siècle et évoquent à la fois une foire aux allures de Concours Lépine et une exposition caricaturale digne des Incohérents (dont le co-fondateur, Jules Lévy, avait d’ailleurs proposé «une exposition de dessins exécutés par des gens qui ne savent pas dessiner»).
Ces mots d’argot sont en effet matérialisés dans l’espace du dessin par des agencements de lampes à huile et autres prototypes de lampes électriques d’Edison qui incarnent en quelque sorte les ancêtres des néons de Bruce Nauman ou Dan Flavin.
De ces allers et retours incessants dans l’histoire de la représentation Julien Tiberi s’est fait le spécialiste, mixant allègrement anticipation et savoir-faire, mise à jour de caricaturistes oubliés et sujets contemporains. En témoigne Riristi.mes Unlimited (A Constructed World) (2011), journal dont le style graphique suranné rend pourtant compte d’événements et d’illustres inconnus du monde de l’art contemporain. Dans cette dynamique, Julien Tiberi continue sans relâche son apprentissage de l’art du dessin, explorant de nouvelles pratiques.
Appliquant la théorie de «la ligne de beauté» du peintre anglais William Hogarth (1697-1764) qui affirme que le principe de la beauté réside dans la ligne ondulée — ou Serpentine, Julien Tiberi tient un carnet de lignes structurelles prises directement sur des dessins qui l’ont inspiré et qu’il redessine de mémoire. Avec A Sphere, projecting against a Plane (2011), il reprend un dessin du caricaturiste James Gillray (1757-1815) réalisé en 1792 tout en modifiant les personnages représentés: l’homme longiligne devient la grosse femme contenue dans la boule et vice-versa.
Cette inversion des genres et des pôles est accentuée par la technique elle-même — une gravure sur miroir. Julien Tiberi instaure par-là même un jeu avec l’espace: le regardeur se retrouve projeté dans l’image au même titre que les personnages dessinés sont inscrits dans des formes minimales. Le miroir, ici, induit une autre part d’animation, plus en prise avec l’espace.
Dans un rapport similaire, Julien Tiberi joue également avec les proportions, en présentant une série de miroirs triangulaires quant à eux directement inspirés par des timbres triangulaires des années 1960. Cette forme était alors utilisée pour l’affranchissement des lettres des colonies françaises d’Afrique. Cet ensemble d’œuvres reflète la méthode de travail, somme toute « tiberienne », qui convie les éléments épars d’une constellation dont s’inspire Julien Tiberi.
Étirés, extirpés, digérés, revisités, il parvient ainsi à mettre en perspective, non sans humour, et à faire coexister différents systèmes et degrés de représentation sur un même plan spatio-temporel, à travers «le dessin, une pensée de la ligne, comme un système de mémoire étendue.»