Une représentation n’est pas compréhensible sans une connaissance précise du système dans et par lequel elle se réalise. Arthur Danto nous invite imaginer une exposition avec des tableaux identiques, tous uniformément rouges. L’un des tableaux est abstrait et le peintre dit à son propos qu’il ne représente rien. Un autre, qui est on ne peut plus figuratif, représente une scène biblique, la traversée de la Mer Rouge. Ce n’est, suggère Danto, que par référence au contexte de création que nous pouvons savoir ce qu’il en est réellement du tableau. Chacune des peintures requiert une interprétation différente.
La peinture de Jugnet + Clairet visualise à merveille la difficulté soulevée par le philosophe américain: nous voyons là des peintures qui semblent abstraites, composées par exemple de bandes de couleurs variées superposées, ou encore de deux bandes bleues, partagées par une ligne blanche.
Ce pourrait assurément être un art au-delà de la représentation, intéressé essentiellement par des effets perceptifs. Pourtant les titres des toiles multicolores renvoient à l’un des sujets les plus traditionnels de la peinture de paysage : le coucher de soleil (Sunset).
On pourrait croire à un jeu semblable à ceux de Magritte pour qui «les titres des tableaux ne sont pas des explications et les tableaux ne sont pas des illustrations des titres», et ce d’autant plus que Jugnet + Clairet ont essentiellement travaillé (et joué) avec et sur les mots avant de commencer leur travail de peinture.
Pourtant, à entendre les deux artistes, on se rend compte que les titres de ces peintures ne s’apparentent guère à Magritte. Les noms désignent bien ce que montrent les tableaux. Car Jugnet + Clairet ont réellement peint des couchers de soleil dans le désert américain (l’anglais nous renvoie, d’ailleurs, au pays, et le format des tableaux au type de paysage). Les Sunsets s’intègrent à une exposition consacrée au ciel où nous trouvons aussi des sculptures en forme de Nuages.
Dans les Sunset, les artistes représentent la tonalité dominante d’un coucher de soleil. Hormis l’absence totale de repère terrestre, la difficulté provient de la superposition de toute une série de couchers de soleil: chaque bande de couleur correspondant à «un jour, un sunset». Mais dans la peinture — c’est la leçon de Lessing — tout est donné en une seule fois. La dimension temporelle de construction de la toile échappe au regard qui l’embrasse et présuppose une unité de temps, un «instant prégnant».
Si le temps de la création reste invisible sur la toile (par exemple sous la forme de superpositions de couches ou de coulures), seule peut en rendre compte la parole des artistes.
Si Jugnet + Clairet ne respectent pas l’unité de temps pour l’ensemble d’une toile, chacune des bandes saisit l’un des instants que Lessing appelle «fécond»: celui «qui fera le mieux comprendre l’instant qui précède et celui qui suit» (Lessing: Laocoon, XVI, 120). Quels moments sont plus féconds pour donner à voir et penser la présence et l’absence de la lumière que ceux du coucher et du lever du soleil, qui portent chacun la trace de l’autre état?
Avec leurs sculptures de Nuages, Jugnet + Clairet arrivent, aux sens propre et figuré, à quelque chose de saisissant: ils raffermissent ce qui est absolument fugitif. Faire des sculptures de nuages, c’est sculpter le presque rien. En dépit de la pesanteur et de la rigidité du matériau, leur structure complexe les rend difficilement intelligibles et leur confère quelque chose d’insaisissable. Ces sculptures nuageuses, dans leur concrétude même, donnent à voir et toucher une sorte évanescence quasi immatérielle.
Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet
— Ligne de partage du ciel #1, 2006. Acrylique sur toile. 76,2 x 228,6 cm.
— Sunset #2s, 2006. Acrylique sur toile. 76,2 x 228,6 cm.
— Nuage #6, 2006. Marbre.
— Sun #1, 2006. Aquarelle sur papier encadrée. 36,5 x 29 cm.
— Sunset, 2005. Néon composé de 17 tubes de couleur (diamètre 14 mm). 50 x 300 cm.
— Sunset #3, 2005. Aquarelle sur papier encadrée. 31,5 x 41,5 cm.