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Jota Castro

Jota Castro a inauguré son exposition au Palais de Tokyo par la performance Discrimination Day visant à sensibiliser le public au racisme ordinaire en établissant le record du monde du nombre de personnes de couleur présentes ensemble dans une institution d’art contemporain.

Interview
Par Clément Dirié

Jota Castro, artiste « globalisé » s’il en est, présente au Palais de Tokyo, du 4 février au 3 avril 2005, son « Exposition Universelle 1 ». Cette exposition, dont le second volet aura lieu au BPS 22 de Charleroi, en Belgique, du 4 mars au 15 mai 2005, présente huit installations traitant du monde comme il tourne et comme il le voit.
Le vernissage, le 3 février, a été marqué par une performance participative, intitulée Discrimination Day, qui visait à établir le record du monde du nombre de personnes de couleur présentes ensemble dans une institution d’art contemporain, et plus sérieusement, à sensibiliser le public au racisme ordinaire.

Clément Dirié pour paris-art.com a rencontré Jota Castro pour parler de son exposition, de sa conception du travail et de la place de l’artiste, ainsi que de son dernier projet : la Biennale de Grozny.

Paris-art.com. Commençons par ton dernier projet, la Biennale de Grozny ?
Jota Castro. Il s’agit d’un projet mené avec Evelyne Jouanno qui réunit soixante artistes du monde entier. La Biennale de l’Urgence débutera le 23 février, à Grozny et ici-même au Palais de Tokyo. Les pièces, pour la plupart inédites, ont été produites en double et seront donc exposées dans les deux endroits. Une conférence sur la situation en Tchétchénie est aussi prévue. Cette Biennale s’est montée en quinze jours, ce qui est rarissime et extrêmement rapide. La date du 23 février a été choisie parce qu’il s’agit de la date anniversaire du début des déportations des Tchétchènes en 1944.
Cette Biennale, dont les œuvres devraient rester propriété tchétchène, part d’une constatation très simple : l’organisation des Biennales semble servir d’alibi de modernité à certains pays. Le dernier exemple en date est celle de Moscou. J’ai refusé de participer à cette Biennale pour un certain nombre de raisons, liées à ma pratique et ma réflexion. Je ne souhaite pas créer des pièces pour un pouvoir tel que celui que représente Poutine. La Biennale de Grozny est en quelque sorte une anti-biennale. Je considère qu’il est important que les artistes puissent réagir à certains problèmes sociaux d’une façon concertée, puissante et dans l’urgence.

N’aurait-il pas été plus pertinent de dénoncer cet état de fait depuis l’intérieur même de la Biennale de Moscou ?
C’était en effet possible, mais j’estime que l’art à notre époque doit également réagir à des problèmes sociaux et aller au-devant d’un public qui n’est traditionnellement pas touché par l’art. Exposer à la Biennale de Moscou revenait à exposer devant le public traditionnel de l’art contemporain. C’est certes intéressant d’un point de vue médiatique mais, en allant à Grozny, nous allons dans un endroit où la population est terrorisée, où les réunions de groupe sont interdites et où le patrimoine culturel est dévasté.
Nous voulons créer la Fondation de l’Urgence pour organiser des biennales là où il n’y en a pas forcément. Nous envisageons de nous rendre en Irak l’année prochaine.

N’y a-t-il pas cette même volonté de toucher un public différent lors du vernissage de l’ « Exposition universelle 1 » ? Quelles sont les origines et les conséquences de cette performance ?
En effet. L’un des buts de cette performance, née d’une boutade, était d’établir le record du monde du nombre de personnes de couleur présentes ensemble dans une institution d’art contemporain. Ce qui a été atteint puisque 400 sur 1500/2000 personnes étaient de couleur ce soir-là et que le Guinness book des records avait établi le seuil à 150. Au-delà du record, je suis très heureux d’avoir réalisé cette performance et d’avoir ainsi contribué à dénoncer le délit de faciès assez pratiqué sous nos cieux.
L’origine de cette performance est simple : j’en ai vraiment marre de me faire systématiquement contrôler Gare du Nord. C’est toujours sur moi que ça tombe ou à la rigueur sur quelqu’un de plus « foncé ». C’est toujours les mêmes qui font l’objet de ce « traitement de faveur ». Je parle de la Gare du Nord, mais c’est aussi valable pour les aéroports où j’ai souvent droit à une fouille en bonne et due forme ou à un contrôle exaspérant de mes papiers. Je pense aussi à la réaction que je provoque dans les files d’attente devant les distributeurs de billets : lorsque je m’approche, la plupart des femmes, toutes générations confondues, s’accrochent à leur sac à main comme à une bouée au milieu de l’océan.
Je voulais faire partager cette expérience inénarrable à ceux qui n’ont pas le bonheur tout relatif d’être différents, c’est-à-dire plus bronzés. Je voulais aussi jouer avec le regard des gens et avec la suffisance dont certains font preuve à l’égard des étrangers.

Que penses-tu de la fameuse « discrimination positive » ?
La notion me paraît intéressante, mais le débat français devrait aborder ce problème de façon plus ouverte. Personne ne veut réellement reconnaître qu’il y a là un vrai problème. Toute constitution est modifiable, même s’il est difficile pour les Français d’accepter de modifier la leur.
La discrimination positive telle qu’elle est appliquée aux États-Unis, pays d’immigration, est difficilement applicable en France. Il faudrait concevoir en France une technique qui serait un mixte des trois ou quatre systèmes existants, en sortant de l’anti-américanisme primaire concernant l’Affirmative Action.
La performance Discrimination Day parle de cela et de la difficulté pour les immigrés d’accéder à une position valorisante en France, pays à deux vitesses malgré la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ».
La multiculturalité que l’on voit dans la rue n’est pas reproduite dans la presse ou les institutions culturelles. Lors d’une conférence aux États-Unis à laquelle je participais, la majorité des chercheurs français issus de l’immigration étaient venus là pour se faire reconnaître en tant que chercheurs et en tant que Français. L’administration Bush compte une présence importante de cadres latino-américains et asiatiques en comparaison de leur quasi-absence dans l’administration Chirac. De même, les artistes français issus de l’immigration sont beaucoup plus médiatisés à l’étranger qu’en France.
Ma position particulière — qui affecte la compréhension de mon travail — vient de ce que je suis à la fois celui qui critique et questionne et celui qui vient du Tiers-Monde. Je suis dans la position de l’Autre, tel que le définit Edward Saï;d, et tel que je l’ai mis en place dans Discrimination Day. C’est-à-dire celui qui fait peur, qui représente l’inconnu et, dans une certaine mesure, le danger. C’est pour cela que, lors de Discrimination Day, il y avait le choix entre « Blanc/White » et « Autre/Other ». Certaines personnes de couleur blanche passaient dans « Autre » en disant : je me sens discriminé parce que je suis gay, vieux, moche, etc.

Quelle parenté établis-tu entre ton travail (Discrimination Day et cette installation Liberté Egalité Fraternité où seules les personnes de couleur peuvent entrer) et la pièce que proposait Santiago Sierra à la Biennale de Venise 2003 ?
(Après une digression sur la manie des journalistes et des critiques à établir des typologies). J’estime que le travail de Santiago Sierra — par ailleurs mon ami — et le mien ont une valeur différente. Santiago Sierra, dans cette action réalisée au Pavillon espagnol de la Biennale de Venise, traite de la fin de l’État-Nation au sein de ce qu’il considère comme une institution passée, les pavillons nationaux de la Biennale de Venise. Il dit   : vous ne rentrez pas si vous n’avez pas la carte d’identité espagnole. Santiago Sierra parle d’une situation de fait irrévocable, basée sur des structures nationales et administratives.
Mon installation dépasse le concept d’État-Nation puisque seuls peuvent entrer les gens venant d’ailleurs ou accompagnés par une personne de couleur. De temps en temps, le vigile chargé du filtrage disparaît et tout le monde peut entrer durant un laps de temps très court. C’est bon aussi de désobéir…
Le point commun réside dans le travail sur le manque et la frustration, que ce soit ceux de l’artiste ou du spectateur, et dans la volonté de traiter de sujets qui ne sont pas considérés comme nobles par l’histoire de l’art.

A propos du rapport avec d’autres artistes, peux-tu parler d’une pièce, Torino Junknews (2004), qui me semble singulière dans ton travail en raison de sa référence avouée à l’Arte Povera ?
Cette pièce, que j’ai exposée à Rennes, vient de ma rencontre avec Mario Merz et d’une analyse de l’information. En effet, on assiste à la fois à une accumulation incroyable d’informations et à la nécessité de devoir valider, assimiler cette même information.
Mario Merz avait remarqué que je déchirais systématiquement les articles de la presse italienne qui contenaient des informations tronquées par les mass media — en particulier celles portant sur les questions communautaires —, et que je les mettais dans un sac. Touché par l’intérêt de Mario Merz, j’ai continué cette pratique et cette pièce en forme d’hommage à l’Arte Povera dont je me sens proche par les matériaux pauvres que j’utilise pour mes installations et par la manière de traiter l’information.

Qu’en est-il de la question de la forme telle qu’elle se manifeste dans des pièces comme Brains (2005), ou dans le choix de laisser en place l’installation Discrimination Day ?
Au début, la forme était le cadet de mes soucis. Mais très tôt, les gens, par exemple en Italie, ont reconnu un style « Jota Castro ». Je trouvais alors que dans l’art contemporain la question de la forme était exagérée au détriment de l’idée. Je pense aujourd’hui que je peux devenir formellement plus fort afin de provoquer l’empathie tout en pratiquant un art pour adultes. Pour cette exposition, je désirais effectuer un travail intellectuel, tout en réalisant des pièces de plus en plus fortes. Ce n’est une pose. Ce qu’il y a ici, c’est moi.

Est-ce là le sens de la pièce où l’on se trouve : Tertulia de autista (2005) ?
La pièce, qui vient de changer, sera en fait la même vidéo qui sera diffusée tout au long de l’exposition. Il s’agit d’un hommage à Amiel, un ami proche qui vient de mourir. On m’y voit en train de casser une pièce réalisée pour La Criée de Rennes : un pont d’une centaine de mètres de long composé de huit tonnes de plaques de verre. C’était un tournant dans mon travail, ma première installation monumentale.

J’aimerais enfin revenir sur la longue phrase-autoportrait publiée dans le catalogue de l’exposition « Hardcore » où revient deux fois la notion de culpabilité. Pourquoi cette récurrence ?
C’est tout simplement parce que je travaille sur la culpabilité, comme moyen de réaction, et non sur l’ego. Je désire m’éloigner d’une certaine idée égocentrique de l’artiste et m’interroger sur mes culpabilités : en tant que membre d’une famille, en tant qu’homme, en tant que citoyen et autrefois diplomate, en tant qu’artiste. En Italie, j’ai conçu un mur des lamentations mobile, où était écrit « S’il vous-plaît, mettez vos peines ».

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