Propos recueillis par Marjatta Levanto
Marjatta Levanto : En tant que plasticien, vos préoccupations paraissent s’éloigner toujours plus de l’histoire de l’art. Celle-ci est bien sûr présente dans votre travail, intégrée dans le tout, sous la forme d’un questionnement sur les œuvres des artistes du passé, mais vous semblez vouloir pénétrer de plus en plus profondément dans l’histoire des civilisations.
Jorma Puranen : Mon approche est pluridisciplinaire, et je tiens à conserver une attitude ouverte afin d’éviter les interprétations définitives. J’ai utilisé dans mon travail de nombreuses sources iconographiques telles que photos anthropologiques, cartes et illustrations scientifiques anciennes, portraits et maintenant tableaux historiques évoquant les voyages d’exploration et les civilisations nordiques. L’origine de plusieurs de mes projets se trouve donc dans les musées et dans les archives.
Le rapport qu’entretient la série «Étendues glaciales» avec mes œuvres précédentes et avec l’histoire de l’art est évident. Mais mon intérêt ne va pas à une imitation de la peinture ou à une réflexion sur la photographie en termes d’art pictural. Mon but est d’observer plus attentivement les tableaux historiques, de m’en imprégner et de tenter d’élargir l’espace polysémique qui les entoure afin de le faire entrer en contact avec notre temps.
Se fixer pour objectif artistique un discours sur l’esthétique n’est pas une démarche très en vogue dans le débat actuel sur l’art. Elle est pourtant, me semble-t-il, largement présente dans tout ce que vous faites.
La notion d’esthétique est bien sûr problématique, mais il peut aussi s’agir de révéler différents niveaux de subjectivité et d’accorder plus de place à la réflexivité, si souvent étouffée par le rationalisme du monde moderne.
On peut aussi utiliser les possibilités du beau comme outils d’une critique consciente. Dans «Étendues glaciales», je me suis tout particulièrement interrogé sur l’essence du pittoresque, du sublime et du mystérieux. Dans cette série, le sublime est considéré comme la forme la plus élevée, extrême mais ambivalente, de l’expérience humaine, liée à un sentiment du beau transcendant et séduisant. Le sublime est aussi associé à un sentiment d’extranéité, de danger des paysages inconnus. Les visions presque hallucinatoires de ce travail sont comme des échos des anciennes expéditions perdues corps et biens dans les mers arctiques. On pense d’ailleurs à l’histoire de Turner, qui s’était fait attacher au mât d’un navire pour ressentir les formes les plus extrêmes de la tempête afin de pouvoir les peindre plus honnêtement.
La véracité garantie par l’Histoire, les impressions laissées par les anciens récits, les vies vécues, les lieux géographiques et la réalité des paysages créent, dans votre œuvre, une nouvelle réalité intégrale. Construisez-vous votre propre utopie, votre demeure spirituelle ?
L’idée de la série «Étendues glaciales» m’est venue de mes lectures sur l’exploration des régions arctiques, et aussi en voyant des touristes, à l’extrême pointe des rochers du cap Nord, en Norvège, occupés à admirer le dernier rivage de notre continent. Car ensuite il n’y a plus que le pôle Nord. Ces gens, debout sur des falaises brumeuses, regardaient vers le septentrion comme s’ils pensaient au mythe antique de l’Hyperborée, ce pays tempéré entouré de glaces polaires, au-delà des vents du nord.
Ce travail est lié aux nouvelles idées relatives à l’espace, à la mobilité et aux distances qui sont nées dans le domaine de l’étude des civilisations. «Étendues glaciales» est une sorte de tissu de faits, de rêves, d’imagination géographique et de paysages intellectuels.
En même temps, les points de départ de cette œuvre sont très personnels. Je travaille après tout depuis déjà trente ans dans le Nord, en créant des projets liés de différentes manières aux relations entre le paysage arctique et l’Histoire. Le Nord a fait de moi ce que je suis.
Est-ce grâce à cette connaissance intime des paysages nordiques que vous avez pu vous éloigner de la réalité ambiante pour vous plonger dans les profondeurs de l’Histoire et, par là , dans des formes totalement neuves d’observation du paysage ?
L’art contemporain s’intéresse à la fois, à l’heure actuelle, à la mobilité et à l’enracinement dans un lieu donné. Les lieux et les paysages sont aussi, avec leurs images, des métaphores politiques essentielles. L’arctique est souvent associé à des visions de distances sans bornes, immenses et infinies.
Les photographies d’«Étendues glaciales» sont des chemins, pas une carte. Je m’intéresse tout particulièrement à la faculté qu’a la photographie d’évoquer de nombreux niveaux de la mémoire et de l’Histoire, à sa capacité d’ouvrir différents espaces de civilisation.
Vous n’avez jamais, dans votre œuvre, laissé le spectateur s’immerger tranquillement dans de grandioses paysages nordiques. Vous l’avez contraint à prendre parti sur des faits historiques, sur la fragilité et la vulnérabilité qu’engendre le temps, sur la difficulté du regard et la complexité des circonstances. Vous semblez maintenant accroître sans cesse la difficulté qu’il y a à regarder. La réalité fuit-elle hors d’atteinte ?
Je travaille depuis quinze ans sur des projets en rapport avec le paysage dans lesquels, comme vous l’avez dit, j’empêche la contemplation directe de l’objet en disposant des choses entre le spectateur et lui : des portraits transparents, des devises en latin, des drapeaux. Dans la série «Étendues glaciales», la possibilité d’un regard direct est totalement éliminée. Ce que nous voyons n’est plus qu’un simple reflet du paysage. Jean-Luc Godard a dit que «la photo n’est pas le reflet de la réalité mais la réalité du reflet».
Propos reproduits avec l’aimable autorisation de l’Institut Finlandais de Paris. © 2002 Lasipalatsi.fi, Flammable.biz