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Jordi Colomer

A l’instar de son alter ego qui court, sur les quatre écrans d’Anarchitekton, seul, sans pause ni perdre haleine, brandissant à bout de bras des maquettes d’immeubles, fichées sur un pieu, Colomer sillonne la planète en trublion de l’espace urbain.

Pancartes contestataires en trois dimensions ou décollations ? Chacune des maquettes semble avoir été retranchée du paysage urbain qui l’entoure, le bâtiment original, intact en arrière-plan, retournant ainsi à un état primitif du travail architectural.
Mais de quelle flamme, de quel message, ce manifestant solitaire, ce marathonien sans destination, est-il porteur en brandissant ainsi à bout de bras ces répliques miniatures et grossières, dans des espaces urbains effrayants de vacuité ? Aucun assurément. Et c’est bien cette absence qui sème le trouble et pointe la faillite des utopies de la déconnexion moderniste du bâti et de l’espace public — le bloc et le vide —, de  Brasilia à Osaka, de Barcelone à Bucarest. Une mise à l’index à la fois équivoque et loufoque, dont le titre condense malicieusement la transcendance architecturale de l’Architekton de Malevitch, et l’anarchie de l’entropie urbaine.

2 av, ou le rêve pavillonnaire, autre utopie, autre forme : un travelling rectiligne traque les efforts de singularisation des habitations et des jardins de maisons mitoyennes, qui s’alignent à l’identique sur un ruban sans fin, comme autant d’amorces fictionnelles qui tournent court.
Dans ces deux installations, le rythme saccadé d’un mouvement restitué par la succession discontinue d’images fixes, qui fait défiler architecture et urbanisme d’un modernisme (dé)passé, évoque une organisation urbaine tout aussi surannée que coriace dans sa persistance, qui reste pour Colomer d’abord un décor.

Des Villes, deux vidéos côte à côte, même plan, même action : un pan d’immeuble, sur fond de ville en carton-pâte qui ne cesse de se faire et se défaire, une femme dangereusement accrochée à une corniche au-dessus de la rumeur urbaine. Deux dénouements : la femme réussit à se rétablir sur une fenêtre, elle lâche prise et tombe.
Dans cette ville-chaos, héritée de l’expressionnisme allemand, les citadins s’abîment littéralement. Indifférente, et grouillante d’infinies bifurcations, la ville est fiction.

Filmarchitekte est le nom allemand qui désigne le décorateur au cinéma. Pris au pied de la lettre, le mot décrit assez bien la posture de Colomer artiste. Architecte de formation, qui se dit sculpteur, Colomer ne tourne ni ne réalise des films, ou des vidéos, il architecture, par dispositifs interposés, la matière filmique.
Ainsi la ville factice de Simo, sanctuaire de la consommation effrénée : dans un mouvement de balancier hypnotique, la caméra passe d’un décor de rue stylisé à l’extrême, plongé dans une nuit perpétuelle, peuplés de passants bruyants et chargés de paquets, à l’intérieur d’une pièce d’habitation, blanche et crûment éclairée au néon, où loge une petite dame rondelette qui accumule, fétichiste et boulimique, des chaussures et des confitures qu’elle avale goulûment.
Jusqu’à ce qu’un vol lui fasse abandonner les lieux, mais le film en boucle, au rythme de l’implacable mouvement pendulaire, n’offre aucune échappatoire possible à ces compulsions qui recommencent inlassablement, d’autant que le dispositif de l’installation enferme à son tour le spectateur dans le décor même.

Sur le trottoir d’un cinéma de la Havane, de la frise des passants, dont l’appareil photo de Colomer enregistre le défilé en rafale, se détache un homme, qui tel un bonimenteur, vient faire un tour de cartes face à l’objectif, puis repart. Jordi Colomer remodèle modestement l’espace et les flux urbains, par une action, un geste, un objet, ou simplement sa caméra, photographique ou vidéographique, qui enregistre les perturbations engendrées.
Une papamobile miniature, blanche et opaque, objet à la fois hautement symbolique et vitrine sans substance, suscite perplexité ou curiosité sur une avenue de Barcelone, provoque de légers remous, comme la pierre dans le courant. Des reflux apparaissent des individus, des attitudes, soudain singularisés, de fugitives tentatives d’appropriation de la situation, aussi vite évanouies.

La caméra explore aussi les replis de la ville. La trame grossière des images évoque alors autant de caméras de surveillance qui surprendraient le Père Coco, marginal nocturne qui trouve, déplace, recycle, les objets égarés dans une ville désormais totalement transparente.

Le cinéma expressionniste est encore mis à contribution dans Babelkamer, installation plus sophistiquée et à double détente. La dernière grande œuvre muette avant le parlant de Murnau, L’Aurore, histoire d’une passion amoureuse qui se perdra dans la grande ville, est projetée, dans une cabane qui évoque une caravane de voyante, sur deux écrans en face à face. Deux personnes, s’exprimant en langue des signes, l’une francophone, l’autre néerlandophone, filmées en champ contre champ, commentent le film.
Une traduction parlée dans les deux langues est retranscrite sur téléscripteur. Six discours se superposent et se télescopent, qui subissent les torsions de trois niveaux d’interprétation à partir d’un film sans paroles, dans le brouhaha d’un centre commercial de Bruxelles, Babel européenne, capitale d’un pays clivé en deux communautés linguistiques. Au cœur de ce cosmopolitisme urbain, brouillé d’interférences multiples, étincelle l’émerveillement des spectateurs-commentateurs devant l’expressivité sans équivoque des images de Murnau.

L’installation En la pampa, qui ouvrait l’exposition, apparaît, après coup, comme l’annonce d’une ère post-urbaine, errante et chiche en ressources. La ville aurait été engloutie sous la poussière, peu à peu abandonnée de ses habitants. Cinq séquences disjointes mettent en scène deux personnages, chacune projetée sur un écran de carton. Un devenir précaire du monde est à l’œuvre, jusque, dans les lieux voués à l’éternité que sont les cimetières.
Comme celui de Pozo Almonte, dans le désert chilien, dont l’artiste a photographié, pour en dresser un inventaire formel, les fragiles mausolées, bricolés en matériaux de récupération, qui évoquent plus volontiers des abris de jardins, ou des tentes de plage.

Les séquences de En la Pampa ont été tournées dans ce même désert. On pourrait en imaginer un montage, qui commencerait par le départ de la ville d’une jeune femme, saluée par un groupe compact de femmes postées devant le théâtre de la ville, avec une effusion incongrue par sa constance dans la durée, puis sa rencontre à la croisée d’une route et d’une voie de chemin de fer, désertes, avec un homme.
Ils font un bout de route ensemble, arpentent le désert, trouvent une voiture, qu’ils lavent de sa poussière, avec le peu d’eau à leur disposition, dans un cimetière abandonné, puis démarrent et disparaissent à l’horizon.

Ce désert, mélange d’un paysage naturel et de terre excavée par l’industrie minière, évoque une ville arasée. Les deux personnages y tiennent des propos débridés. Amorcés, lors d’une rencontre improbable au milieu de nulle part, par une question incongrue — «Où as-tu été au collège ?» —, émaillés de lieux communs machistes — «Les femmes ne comprennent pas les voitures» —,ils tournent au dialogue de sourds entre un langage à l’abstraction tout administrative (la femme prépare un concours), et le récit d’une occupation d’usine parfaitement vaine, puisque celle-ci est définitivement fermée et abandonnée par ses propriétaires (sans que l’homme ne se rende compte de l’absurdité ni de cette situation narrée, ni de la sienne entrain de briquer une auto couverte de poussière dans un désert de poussière).
Un sapin de Noël en plastique, et quelques décorations ad hoc, trouvés et poussés par le vent du désert, lancent une tentative de reconstitution d’une phrase de Guy Debord, comme si c’était une poésie apprise à l’école : «L’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais».
Sortie de son contexte qui raillait le surréalisme, elle résonne drôlement, à la fois incongrue et étrangement appropriée à la situation, dans ce désert jonché de détritus épars, surplombé d’une nappe bleue accablante, balayé de vent et de poussière. Invivable. Mais habité, ce qui différencie la pampa du désert selon l’artiste. Stérile, il reste les corps et les mots, qui s’agitent dans un théâtre de l’absurde, nourri de hasards, qu’il faut bien sûr provoquer, pour mieux les déconstruire.

Hasard, justement, des sorties et des programmations, on peut voir actuellement sur les écrans, le film d’un autre catalan, José Luis Guerin, En construcciòn, qui éclaire à rebours l’œuvre de Colomer. La caméra y suit le remodelage de fond en comble d’un quartier populaire de Barcelone, et cadre au plus près l’ordinaire de ses protagonistes, habitants, ouvriers du chantier, et futurs propriétaires. Elle s’enfonce dans la chair de la tragédie sociale et urbaine qui se joue dans ces métropoles en mutation sans fin. L’envers d’un décor en quelque sorte, dont la facticité et le pouvoir sur ses occupants est mis en scène et en faillite par Colomer. Deux propositions plastiques, qui n’imposent rien, subtiles et poétiques, différentes et complémentaires, qui ouvrent à une nouvelle intelligibilité de cette ville-monde en devenir, et dont Barcelone pourrait bien être un parangon.

Jordi Colomer
— Cinecito, La Habana (Eddy), 2006. Vidéo, master HD CAM à partir de photos, muet. 1 min 50 s.
— Babelkamer (Chambre bavarde), 2007.  Installation video, master DV CAM, 2 écrans plasma, 2 vidéos 95 min chaque, en boucle, sonore. Caravane de 196 x 300 x180 cm (métal, bois peint en blanc et rouge, éclairage néon) avec divers objets et deux moniteurs diffusant L’aurore (1927, 95 min, muet) de F.W Murnau.
— En la Pampa, 2007-2008. 5 vidéos couleur, sonores: Ciao, Ciao en María Elena, 2’53’’/Cementerio Santa Isabel, 23’/Christmas, 3’31’’/ Vagar en campo raso, 4’14’’/ South American Rockers, 4’07’’. Dimensions variables.
— Pozo Almonte, 2008. 33 photographies couleur, tirages Lightjet sur papier argentique. 40 x 60 cm chaque.
— 2 av, 2007. Vidéo master HD CAM, 5’12’’, sonore.
— Papamóvil. 2005. Vidéo, master HD CAM à partir de photos 1’10’’, muet.
— Anarchitekton, Barcelona, Bucarest, Brasilia, Osaka, 2002–2004. Vidéo et salle de multiprojection, master Betacam Digital. Barcelona 5’, Bucarest 3’, Brasilia 3’49’’, Osaka 1’49’’.
— Père Coco et quelques objets perdus en 2001, 2002. Vidéo 5’15’’, en boucle, couleur, muet.
— Les Villes, 2002. 2 vidéos sur écrans LCD. 2 x 2’, en boucle, couleur, son.
— Simo. 1997. Vidéo et salle de projection, marche en plomb
12’, en boucle, couleur, son. Dimensions variables.
 

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