La jeunesse de ces créations n’est pas explosive. L’atmosphère est infiltrée par une énergie latente au sein d’objets familiers qu’elle vient perturber : le trophée se retourne contre le chasseur, le miroir reflète un mirage aqueux et une lampe fond doucement au contact de sa lumière. Un ensemble onirique, quoique dénué de toute mise en scène. Les objets sont juste en tension entre les deux pôles des expérimentations bigarrées de Jorge Mañes Rubio : sa patère arborant des fusils, qui vous mobilise au départ d’un récit d’étrangeté, et sa lampe-glaçon si conceptuelle qu’elle vient à disparaître sous l’effet thermique de sa propre ampoule ! Un chaud-froid qui active une ligne de partage perméable entre chacun des designers.
En effet, si deux d’entre eux montrent les résultats de recherches formelles, leurs objets ne sont pas sans incarner pour l’une, les postures anthropomorphiques de carafes et pour l’autre trois ambiances lumineuses à adapter aux humeurs diurnes et nocturnes.
Les céramiques de Victoria Wilmotte lui ont été inspirées par nos insignifiantes bouteilles d’eau de Javel. Une fois leur silhouette abstraite, elles s’élèvent au rang d’objets sophistiqués et animés d’attitudes singulières. Elles ont tour à tour une cambrure, la tenue d’une anse ou l’élongation d’un goulot qui leur donne l’allure de petits êtres silencieux. Leurs arêtes polies inspirent une poétique de l’effacement des formes au quotidien.
Quant au luminaire sous cloches de verre soufflé de Guillaume Delvigne, son socle est conçu pour en accueillir une jaune et l’autre violette. Le premier éclairage est neutre, le second plus chaleureux et le troisième, tamisé par la dernière cloche qui en désature le jaune. Une orchestration très précise pour un équivalent visuel des cloches qui ponctuent nos heures et leurs atmosphères.
Même ambivalence d’une pièce rigoureuse et néanmoins ouverte aux projections individuelles : l’applique murale signée Ionna Vautrin, dont la simplicité est un condensé de nostalgie. Deux fonctions pour une micro-architecture à l’abstraction sereine et douce : un éclairage indirect voué à la lecture et l’abri d’un préau aux angles ronds qui vous remémore le temps de l’école.
Cette puissance évocatrice de l’objet apparaît d’autant plus à travers des pièces qui la travaillent au moyen du détournement ou de la narration.
La Table introvertie d’Asylum Collection raconte une petite révolution formelle : elle a intériorisé les reliefs artisanaux de ses pieds. L’ornement est ainsi logé au creux de la forme archétypale de la table. Dentelée ou rongée de l’intérieur, elle nous semble tantôt fragilisée, tantôt forte de sa fantaisie secrète.
Quant à Jorge Mañes Rubio, il sème les indices d’un récit elliptique : sa patère imite les bois d’un trophée de chasse, mais les remplace par des fusils multipliés comme s’ils avaient subi une modification génétique. Un hybride qui invite à l’expérience au-delà des raisons de l’usage en provoquant de stupéfiantes articulations !
Enfin, le miroir Narcisse d’Asylum Collection déjoue le cadre de sa fonction avec humour. Thermoformé pour mimer les plis de l’eau, il ne reflète rien que l’impossible et aliénant amour de soi. Et tandis qu’il dilue votre image, la lampe-glaçon de Jorge Mañes Rubio fond peu à peu. Placez une ampoule dans un seau rempli d’eau au congélateur : en résulte un luminaire à la fois glacial et vivant. Hors d’usage, il interroge la valeur de l’objet par son absence. On a conscience de sa disparition imminente dès l’instant de sa formation… un petit vertige au sein d’un monde matériel qui nous habitue à aimer la garantie que les choses durent !
Le plic-ploc irrégulier des gouttes retombant dans leur seau vous accompagne telle une vanité vibrante. Son arythmie traduit les petits riens créatifs qui déplacent en l’objet les sens et les usages habituels. Nos cinq jeunes designers livrent ainsi une exposition si mâture qu’il faudrait la voir dans la durée pour en apprécier la sensibilité au temps.
Guillaume Delvigne
— Lampe-cloche Campane, 2009. Verre soufflé et corian.
Asylum collection
— Narcisse, 2009. Prototype. Miroir et plexiglas thermoformé. 48 x 79 cm.Â
— Table introvertie, 2008. Chêne massif traitement polyester, couleur au choix. 90 x 180 x 80 cm.
Ionna Vautrin
— Préau lumineux, 2008-2009. Charpente en bois massif et toit en aluminium. 1m20. Â