Jérôme Zonder privilégie dans ses dessins la mine de plomb et le grand format. D’un oeil critique, il a observé les multiples potentialités du médium, ses techniques existantes comme son imagerie. En téléscopant des styles et des modes de représentation extrêmement variés, ses compositions veulent rendre compte de différentes échelles de sensations.
Elisa Fedeli. Depuis 2009, avec la série des Jeux d’enfants, tu as fait entrer dans tes dessins la figure de l’enfant. Avant cette date, tu étais plutôt connu pour tes représentations rapprochées du corps humain, proches de l’abstraction, et pour tes autoportraits. Qu’est-ce qui t’a décidé à faire entrer dans ton répertoire la figure de l’enfant? Pourquoi la représentes-tu toujours dans des scènes d’une extrême violence (meurtres, tortures, bagarres, sexe, etc)?
Jérôme Zonder. Ma pratique du dessin remonte à 2000-2001 et après plusieurs années pendant lesquelles j’ai expérimenté les différents registres de techniques (par l’autoportrait notamment), j’ai eu envie de m’ouvrir à des sujets extérieurs. Il se faisait dans ma tête des connections de plus en plus fortes entre ce que je percevais de l’actualité et mes souvenirs de l’Histoire. Il y a eu par exemple ce meurtre en Angleterre dans les années 2000 d’un enfant de 3 ans, par deux autres gamins… L’été dernier, lors des émeutes de Londres, toutes les images montraient des gamins de sept ans en train de lancer des pierres… Il y a donc dans mon travail un écho à la montée actuelle de la violence mais cela serait bête, si cela se résumait à cela.
J’ai eu envie de rattacher cette actualité à un rapport à l’enfance et à l’Histoire collective. Dans cette exposition, je voulais évoquer la violence privée et celle de l’Histoire pour montrer comment toutes deux s’interpénètrent et s’entraînent mutuellement.
L’enfant est aussi pour moi une allégorie du siècle. On vit dans une société qui infantilise les gens: pour des raisons commerciales, on développe des logiques de désir hyper simples. Le meilleur sujet social, c’est une espèce d’enfant qui a un pouvoir d’achat d’adulte.
La première série des Jeux d’enfants s’intitule L’anniversaire. J’ai fait coïncider la naissance du siècle — qui correspond au début de ma pratique du dessin – avec l’âge de mon personnage. Je ferai ensuite progresser le récit et l’âge de mes personnages, au fur et à mesure que les années avancent. D’ici deux ans, je pense que je vais partir sur l’adolescence…
Des groupes de personnages entrent ainsi peu à peu dans mes dessins et me permettent d’explorer, à travers diverses situations, les potentialités du médium, ses techniques et son imagerie. Cela me permet d’avoir des tas d’entrées sur les rapports à la société, à l’histoire, à l’histoire de l’art, à l’imaginaire, aux écrans.
Du coup, l’évolution programmée de ton personnage entraîne l’expérimentation d’autres styles de dessin?
Jérôme Zonder. Absolument, c’est cela qui m’intéresse. Cela oriente les sujets que j’ai envie de traiter, la manière dont je veux les articuler à des nécessités et des envies de dessin.
Tu évoquais ci-dessus certaines images choc de l’actualité, qui t’avaient marqué. Utilises-tu des images préexistantes pour composer tes propres dessins?
Jérôme Zonder. De moins en moins. Toutes les images médiatiques que l’on reçoit m’impactent. En plus, en tant que producteur d’images, je cherche à faire des images choc. Mais ce qui m’intéresse, c’est le degré de sensations que cela fait naître chez moi et comment je peux l’utiliser pour servir le récit que je veux mettre en place.
Je ne représente pas la violence telle qu’elle existe. Beaucoup d’images que j’utilise ne sont pas directement issues du registre de violence que j’évoque mais sont des formes de représentation. Elles renvoient donc à la narration de quelqu’un d’autre et présentent différents niveaux de filtres, d’imaginaires. Je vais par exemple puiser dans les films pornographiques et les films Gore. Pour les images des camps de la mort ou des discours d’Hitler, je me base sur des films élaborés à partir du remontage d’archives.
Cela me paraît plus juste, et plus honnête, de partir d’un état narratif. Nous sommes des machines narratives et ce qui m’intéresse, c’est de créer des constructions narratives. D’où le noir et blanc, qui ramène une certaine distance et qui laisse au spectateur le temps de la réflexion.
Dans l’exposition «Les Enfants du Paradis» qui a lieu à la Galerie Eva Hover, tu présentes des dessins aux sujets violents. Cependant, au milieu d’eux, un dessin semble complètement à part: il s’agit de Pierre-François, un portrait en gros plan d’un jeune garçon, traité dans un style réaliste, presque conventionnel. Quel lien entretient-il avec les autres oeuvres?
Jérôme Zonder. Expérimenter différents langages est très important pour moi car cela rend compte de l’hétérogénéité qui nous constitue et cela permet de rendre sensibles différents espaces physiques. Quand je fais une exposition, j’essaie souvent de créer une oeuvre d’art totale en dépliant toutes les échelles de représentation et toutes les amplitudes de sensations possibles. J’en ai besoin pour produire la plus grande efficacité possible de chacun des formats. Dans cette exposition où je voulais aborder globalement la question de la violence, j’ai travaillé de façon douce ici, pour rendre la violence plus sensible là . Je cherche à faire des contre-points, à créer des tensions, des contrastes.
Est-ce pour la même raison que tu as fabriqué des objets en 3 dimensions (des jouets en plastique recouverts de noir, un tableau d’armes confectionnées en carton)?
Jérôme Zonder. Non, c’est un peu différent. Pour moi, le dessin est un problème d’amplitude et de limite. Au fur et à mesure de ma pratique, j’ai eu envie de rajouter une dimension plus tactile dans mon travail et de sortir de l’écran. J’ai trouvé des jouets dans la rue, je les ai recouverts de mine de plomb. Cela répond à une double logique: à la fois physique (la mine de plomb est ce que j’utilise pour les dessins) et narrative (c’est comme si on entrait dans le récit par les jouets, qui se retrouvent ensuite dans les scènes dessinées).
Je fais mes dessins sur de grands rouleaux de 2m de large, que je coupe au fur et à mesure. L’idée de recycler les chutes me semblait logique. En plus, cela fait du bien de découper des trucs et de s’amuser, comme un gamin, à construire des objets !
Plus sérieusement, le recyclage du papier en objets vient suggérer la réification des personnages en armes. On ne sait pas si c’est vrai ou pas, mais les histoires que je raconte vont potentiellement finir par la disparition des enfants. La seule trace qu’il en restera sera les armes utilisées, donc une trace physique et non pas un écran. Finalement, ces objets sont une manière de ramener le spectateur dans le réel avec ce qui a tué les enfants dans le récit, et de brouiller encore un peu plus la frontière entre réel et artifice.
Tu as déjà produit d’autres objets en trois dimensions, notamment en 2010 des masques de marionnettes, assez grotesques, qui correspondaient à ceux que portent les personnages dans tes dessins. La troisième dimension pourrait-elle devenir une nouvelle orientation dans ton travail?
Jérôme Zonder. Non, je n’ai pas de prétention en sculpture, cela reste du décor. Ces objets s’inscrivent pour moi dans la continuité du dessin, autant du point de vue du sujet que du processus.
Ce que j’aimerais à l’avenir, c’est travailler davantage dans le noir, avec des situations tellement ombrées que l’on ne distingue quasiment plus rien. Jusqu’à présent, j’ai toujours eu tendance à travailler des espaces saturés. Qu’est-ce que je pourrais faire ressentir avec des espaces vides? C’est une question très excitante !
Dans les scènes de violence que tu dessines, il n’y a pas de portrait. Les personnages ont souvent le visage caché, soit parce qu’ils portent un masque, soit parce qu’ils sont vus de dos. Pourquoi?
Jérôme Zonder. D’un point de vue plastique, quand on fait un portrait, il y a une très grande attirance qui se produit avec l’image et en même temps on est devant une altérité très marquée. On est donc à la fois attiré et mis à distance.
Dans les scènes de violence où le rapport à la grande Histoire est évident, je souhaite que le spectateur soit obligé de choisir la position qu’il va prendre. C’est pourquoi j’utilise des masques ou des signes, qui fonctionnent comme des repères pour se déplacer dans l’espace narratif. La plupart sont très lisibles et liés à la culture populaire ou à la bande dessinée.
J’ai beaucoup regardé la manière dont les dessinateurs de mangas représentent les visages de leurs personnages. Souvent les héros, auxquels l’auteur veut nous identifier, sont dessinés dans un style très rudimentaire: leur visage est suffisamment net pour qu’on adhère et suffisamment schématique pour qu’on puisse se mettre à leur place. Au contraire, les monstres sont dessinés dans un style plus détaillé, qui rejette le spectateur dans l’altérité.
Dans mes dessins, j’ai tendance au contraire à vouloir piéger le spectateur dans le rôle du gourou, je trouve cela plus intéressant…
Est-ce pour toi une façon de responsabiliser le spectateur?
Jérôme Zonder. Je ne veux pas mettre le spectateur en accusation. Le problème se posera pour moi de la même façon si je dessine une scène d’amour. La question de la responsabilité dépasse sa dimension politique et concerne avant tout la relation physique du spectateur avec le dessin. Pour moi, le dessin renvoie à la fois à des niveaux de récit, chargés idéologiquement, mais aussi à des états de sensations, d’ordre intime et psychologique. La réalité n’est jamais que la manière plus ou moins bien ordonnée que l’on a de faire coïncider nos émotions et la manière dont on se les représente.
T’est-il déjà arrivé de dessiner des scènes d’amour?
Jérôme Zonder. Non, pas encore. En ce moment, je travaille sur un projet autour du personnage de Dorian Gray, inventé par Oscar Wilde. Cette histoire m’intéresse car elle renvoie à la figure de l’éternel consommateur. De l’enfance, elle va me permettre de passer à l’adolescence et de travailler davantage sur la sensualité. Un de mes dessins représente un homme qui s’enlace lui-même, dans une composition proche de celle des Amantes de Courbet. Je veux que cela soit très beau. Un autre, que je veux au contraire assez troublant, figure une scène de masturbation et de caresses.
Je ne me sens pas encore prêt à dessiner des femmes… C’est un vrai grand sujet pour moi et j’ai besoin d’arriver à des choses extrêmement douces, ce que je ne sais pas encore rendre. Je vais donc attendre encore un peu.