Interview
Par Pierre-Évariste Douaire
paris-art.com ouvre ses colonnes à une longue série d’interviews consacrée aux artistes urbains. La succession des portraits permettra de découvrir les visages et les pratiques de ces artistes qui transforment la ville en galerie à ciel ouvert.
Jérôme Demuth a été longtemps un spectateur attentif de la scène graffiti. En 2002 il devient acteur de la rue en collant ses photographies dans Paris. Sa pratique est récente mais sa réflexion sur l’espace urbain est plus ancienne.
Son action dans la rue est calculée, elle est autant médiatique qu’écologique. Son réflexe de coller des “stickers” ne lui vient pas d’une pratique de militant politique, ni du “street marketing”, mais de son enfance. Mettre sur les gouttières ou les armoires électriques ses autocollants revient à coller les vignettes Panini sur les albums de la coupe du monde.
Entre carton d’invitation et carte de visite ses affiches sont le moyen le plus simple qu’il a trouvé pour s’exposer aux regards, mais aussi aux critiques.
Jérôme Demuth est né en 1974 à Cannes. Vit et travaille à Paris.
Pierre-Évariste Douaire. Tu as commencé dans le graffiti ?
Jérôme Demuth. Je suis né à Cannes et j’y ai vécu jusqu’à mes dix-huit ans. J’ai fait un peu de tags quand j’étais adolescent, mais vraiment parce que c’était la mode. Pour te répondre, j’ai pas vraiment commencé dans le graffiti.
Tu as été rédacteur-chef de Graff-it.
J’ai toujours été avec des amis qui venaient du graffiti, j’adorais ça, j’étais surtout très jaloux de leur talent, j’aimais bien prendre en photo les ambiances: un week-end barbecue devant un mur, un atelier avec des enfants, etc. En fait, c’est par relation qu’on m’a dit: « Voilà , on a un fanzine qui existe, mais on voudrait passer en kiosque ». C’est pour cela que j’ai collaboré à Graff-it, de façon bénévole, pour le début de l’aventure en kiosque et de l’entrée dans la presse.
C’était le premier magazine en France sur le graffiti ?
C’était un des premiers magazines à dépasser la distribution limitée des magasins spécialisés Hip Hop. C’était le premier à arriver, avec une qualité hallucinante, en kiosque. C’était un produit professionnel fait par des autodidactes, c’était un média sur l’art urbain.
A cette époque tu t’intéresses déjà à la photo, sûrement pour les besoins du magazine, pour l’illustrer?
Non en règle générale les photos on nous les envoie. Les rares photos que tu vas prendre c’est celles des mecs que tu vas interviewer ou des événements que tu vas suivre. C’est vrai que j’ai toujours mon appareil avec moi, mais je suis pas du tout dans un trip de faire de l’archivage. Au lieu d’avoir la preuve d’un graff, je préfère avoir une ambiance qui prenne l’élément humain, artistique, urbain. Ce style de photo ne pouvait pas convenir au magazine. A l’inverse, il fallait pouvoir distinguer sur les images la qualité des artistes, pouvoir lire les lettrages, les personnages très distinctement. Donc, j’ai fait très très peu de photos.
Tu as fais ça combien de temps ?
Un an et demi à peu près, entre 2001 et 2002.
Comment passes-tu à l’affiche ?
Le fait de voir des gens s’exprimer artistiquement m’a contaminé, de les voir exposer leur travail m’a fait réfléchir, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire. Je commençais à accumuler des photos, à avoir des séries plus ou moins cohérentes sous les yeux et qui correspondaient en plus à mes préoccupations personnelles, donc j’avais envie de les exposer. Je suis très fainéant et je n’avais pas envie de faire des dossiers pour les présenter aux galeries, je n’avais pas les contacts, cela faisait un an que j’étais à Paris. J’avais envie de faire beaucoup de choses mais aucun moyen pour y parvenir.
Ton passage à l’acte se fait après l’aventure Graff-it ?
C’est pas comme-ça, c’est pas après mon passage à Graff-it, c’est à force de… C’est le fait d’avoir des amis, depuis sept ans, qui font du graffiti, c’est depuis sept ans que ça me travaille. Cela m’a fait réfléchir sur le mur peint et sur l’espace public.
Après avoir constitué tes séries de photos, après avoir mûri ta réflexion, quand poses-tu ta première affiche ?
La première fois c’était pour Art Is Stick numéro un. Antoine Gamard m’appelle et me propose de faire un truc avec lui. J’accepte. Autour d’un café je trouve le nom « Art Is Stick », on l’adopte. Ensuite on invite Jean Faucheur, l’Atlas, Tanc, etc., à faire un A3, et on va tous coller ça sur les palissades du Trocadéro. C’était un dimanche fin 2002.
C’est une révélation cette palissade au Trocadéro ?
A ce moment là je me dis, c’est ça qu’il faut que je fasse : je prends mes photos, j’en fais des affiches et je les colle dans la rue.
Comment se passe l’aventure Art Is Stick ?
Elle s’arrête là , c’était juste un événement. Après « Art Is Stick » est juste revenu pour donner le nom de vente à une exposition pour la galerie Artcore.
Vous n’avez jamais plus collé ensemble ?
Avec Antoine on a peut-être collé l’été 2003, trois-quatre fois en prenant une personne supplémentaire pour coller avec nous. Il n’y avait pas de notre part la volonté de créer un “crew””.
Vous auriez pu vouloir créer une communauté d’esprit ? C’était plus ça. Mais on faisait ça plus pour se défouler, on partait le dimanche avec nos affiches, on allait coller, je regardais ma photo posée sur les murs et j’étais content.
Ce sont des expéditions qui nécessitent une préparation ?
Je vais te dire, j’ai dû coller une fois avec des feuilles A3 et ça m’a énervé. Tu colles tes trucs, tu recules de trois mètres et tu ne les vois plus, tout autour tu as des panneaux 4 x 3 m qui mangent tout l’espace et tu ne comprends pas pourquoi! Ensuite, je suis passé aux assemblages de plusieurs feuilles. La première fois que j’en ai fait un, le résultat correspondait à un A0. Je n’avais jamais réfléchi à la façon dont je pouvais le faire, je ne savais pas qu’on pouvait faire des plans et faire directement un A0. Je suis passé ensuite à un assemblage d’A0 et là cela devient beaucoup plus visible.
Et ensuite ?
Et ensuite, eh bien tu passes au 4 x 3 m, et puis il n’y a plus de limites. Pour faire un 4 x 3 m, il faut dix-huit A0. La photographie est une sorte de reproduction du réel, et je tente par mes affichages de m’approcher le plus possible de l’échelle un, je tente de conserver cette échelle.
Pourquoi colles-tu des voitures principalement ?
C’est la série que je mets en avant pour avoir un discours médiatique. Mais j’ai autant de séries sur les arbres, sur les clochards, sur les policiers, etc.
Ton idéal serait de coller d’autres séries à l’échelle un ?
J’aimerais reproduire le monde à l’échelle un, en gardant l’aspect noir et blanc de la photocopie. Pour mon travail de rue ça serait l’aboutissement.
Tu colles des calanques de voiture qu’elle est le nom de cette série.
Car Faces, car cela parle de l’identité de la voiture. Est-ce qu’une 4L toute pourrie va correspondre à la voiture d’un banquier qui travaille à la Défense ? Ou-bien est-ce qu’une Mercedes dernier cri ne lui correspondra pas plus ? La voiture est le seul bien qui affiche une immatriculation, l’État peut te connaître à travers elle. C’est comme si on te tatouait ton numéro de sécurité sociale sur le front, c’est exactement pareil. C’est une présentation en forme de fichage. La voiture est le symbole de l’ère capitaliste, elle est synonyme du montage à la chaîne. La Ford T est le premier bien à avoir été produit sur une chaîne d’assemblage. L’usage de la voiture entraîne une course au pétrole et bouleverse l’aménagement du territoire, cela engendre la construction des routes, la mort au volant…
Pour toi la voiture c’est la mort du piéton. Debord déteste la voiture, car pour lui seul les piétons sont capables de faire des révolutions ?
C’est exactement ça. J’ai cette réflexion sur la façon dont on se transporte… De toute façon le piéton il est voué à disparaître.
J’entends ce discours mais pour moi la voiture c’est synonyme de liberté.
Oui évidemment, mais ce qui me gêne c’est la pollution. On est capable de construire des voitures électriques non-polluantes et on le fait pas. Je n’aurais peut-être pas fait cette série si je pouvais conduire avec une voiture à hydrogène.
C’est peut-être pour ça que certaines de tes photos sont accidentées, tu remets en question leur existence ?
Il y a de ça…
Tu m’as parlé d’un petit sticker rond qui représente des fumées de cheminée d’usine.
J’ai pris ce cliché chez moi, cadré plein est, c’est une série de photos que j’ai prises tout au long des saisons avec toujours à peu près le même cadrage, en changeant d’objectifs, de pellicules, en passant de la couleur au noir et blanc. Sur l’ensemble tu en as une petite dizaine qui sont à tomber par terre. Je trouvais ça super-paradoxal de faire une opposition entre un site industriel pas beau, qui pollue, avec le soleil derrière qui est naturel. Avoir ces deux opposés sur la même image rend la photo presque illisible. Comme le sticker est rond, des gens l’ont pris pour une mappemonde.
Cela ressemble aux Cathédrales de Rouen de Monet.
J’ai tous les jours devant moi un cadre que je trouve intéressant, mais je ne sais pas quelle saison est la plus propice pour le photographier. A la campagne tu vis avec les saisons alors qu’en ville tu les ignores. J’ai voulu dans ce travail d’images renouer avec le rythme des saisons. C’est un peu nostalgique. Sur la même photo, d’une saison à l’autre, je ne vais pas avoir la même lumière, et là ça rejoint le travail de Monet et de ses Cathédrales.
Tes Car Faces, c’est une série sans fin ?
C’est une série sans fin, je prends les voitures toujours avec le même objectif, toujours à la même distance. Je travaille avec un grand angle, un 17 mm, pour être à un mètre de la calanque, je déforme l’objet mais en même temps il reste très reconaissable. Je vais arrêter les grandes affiches en noir et blanc des Car Faces,mais je vais continuer les stickers.
A part tes voitures tu colles assez peu ?
Non, j’ai collé des photos de clochards, j’ai fait une série 1881, qui est une référence à la loi qui interdit d’afficher sur les murs.
A t’entendre parler sur tes voitures j’ai l’impression que tu te forces à plaquer un discours sur ton travail ?
En commençant à coller je ne voulais pas dire que je faisais ça pour le “fun”. J’avais conscience que je faisais ça pour me faire de la pub, pour montrer mon travail. Je savais qu’en présentant mon travail dans la rue j’allais me faire remarquer par beaucoup de gens. Il fallait donc que je puisse répondre aux gens et leur dire pourquoi je le faisais. Au-delà de la question pourquoi vous coller, il fallait savoir pourquoi j’avais choisi une image de voiture, et ça c’était intéressant. En galerie un artiste doit pouvoir répondre aux questions qu’on lui pose.
Ta remarque est bizarre, on peut faire les choses sans but et ensuite trouver du sens à son travail ?
Non, le discours est venu tout seul. Cette série vient d’une conviction personnelle, d’une réflexion sur la voiture, et c’est tout naturellement que j’ai répondu aux premières questions que l’on me posait. Ce que tu fais, ce que tu montres, il faut l’avoir un minimum digéré pour le défendre. Te confronter au discours et au débat contradictoire vont te faire avancer dans ton travail, cela te permet de te remettre en question.
Quand tu colles, tu penses tout de suite à la photo que tu vas faire ?
Avant d’avoir collé mon affiche je suis déjà dans la photo, car je colle mes propres photos. Quand je prends des photos, il y en a que je ne mettrai jamais en affiche, d’autres qui seront très bien en série, et d’autres qui sont très efficaces en exemplaires uniques. Je suis directement dans la photo et c’est évident que je ne vais pas coller n’importe où mes photos. J’aime bien avoir un cadre, faire de la mise en scène. Tu fais quelque chose dans la rue, tu sais que tu vas prendre une photo, autant bien le faire, que ce soit joli pour tes archives. Tout ça est réfléchi, mais ne je fais pas des tours de Paris pour trouver des “spots”, en général c’est le hasard qui s’en charge.
Ça peut t’arriver de faire un lieu uniquement pour faire une photo ?
Oui.
Tu pourrais vendre tes photos ?
Si on veut acheter mes photos ok, mais cela ne me viendrait pas à l’esprit de le proposer.
Tu pourrais faire une expo de tes photos ?
Je pourrais le faire parce que tu m’en parles, autrement non. Par contre, j’imagine très bien mes photos dans des livres.
Comment se partage ton travail entre l’in situ et la photo que tu vas prendre ?
C’est cinquante cinquante. Le nombre ne m’intéresse pas, je préfère le qualitatif. J’opte pour faire les choses ponctuellement. Si je fais une réalisation de grande taille elle va rester quatre mois, elle sera immense, mais elle sera cachée, elle ne sera pas visible aux yeux de tout le monde.
Tu colles tes affiches où ? Sur le blanc d’espagne des vitrines abandonnées ?
Oui mais maintenant cela reste de moins en moins longtemps, en général je vais dans des endroits un peu délabrés. Mais l’idéal est de voir où sont placées les affiches électorales. Les endroits où tu retrouves des affiches de plusieurs mois, voir plusieurs années, tu les arraches, tu nettoies le coin. Tout ce que tu arraches, tu le jettes à la poubelle, et en général ton affiche, elle reste longtemps. Les affiches ce sont toujours des traces du temps. C’est comme le travail de Villeglé qui arrache des affiches pour faire apparaître des couches de preuves temporelles.
Il appelle ça le « Lacéré anonyme », mais en général il essaie de ne pas toucher à la composition qu’il trouve dans la rue.
A c’est pas mal, j’aime bien ce terme. L’affiche évolue dans le temps, elle peut rester même quand elle est lacérée, il reste toujours un bout d’information. C’est assez bâtard comme média l’affiche dans la rue… Il y a des stratégies de malade, il y a des légendes urbaines. Je ne sais pas si c’est vrai: on raconte que les colleurs extrémistes rajoutent du verre pillé dans leur colle pour pas se faire recouvrir, car le mec qui vient derrière et qui passe sa main se la fait mettre en sang. Ce n’est qu’une légende urbaine, mais derrière le simple fait de coller une affiche peut se glisser des stratégies guerrières.
Ce sont des prises de territoires.
Tout à fait.
Maintenant le territoire est commercial. Les premiers à avoir investi la rue ce sont les labels de rap qui collaient partout leurs autocollants.
C’est plus les partis politiques, mais pour moi la base du stickage c’est les vignettes Panini de mon enfance, ce n’est pas de la publicité, ni de la politique, c’est Panini. Ma culture de l’autocollant, elle vient de là , c’est de l’échange, c’est du loisir, c’est du ludique. En cours de récré tu échanges un avant-centre de Saint-Étienne contre un autre joueur. A l’école c’était les billes mais c’était aussi les autocollants.
Quand je regarde ta pièce dans la galerie Artcore je pense aux œuvres in door de Barbara Kruger.
Pour l’expo, j’avais une logique très simple : « Je communique en tant qu’artiste sur le fait que je colle des photos dans la rue, ensuite j’ai un projet d’exposition dans une galerie, la question qui se pose alors est de savoir si je vais faire à l’intérieur la même chose que ce que je fais dans la rue ? » Ma réponse a été non et oui à la fois. Il fallait que je trouve une astuce pour garder mon identité visuelle et proposer autre chose également. Il fallait que je garde ma technique. Le fait d’être dans la maison de Molière m’a donné l’occasion de travailler sur l’idée de décor, ensuite je suis parti au feeling. J’ai essayé d’exploiter au maximum les contraintes et la réalité du lieu. L’œuvre à vendre est une technique qui permet de recouvrir les murs. Je propose un devis au mètre carré. Je peux soit intervenir avec des photos perso, soit agrandir la photo de tes enfants. Je colle le tout sur les murs de ton salon. Je vends une technique, la proposition artistique se résume à un savoir-faire.
Tu exposes en 4 x 3 m à Épinal dans le cadre de l’expo Citadins en milieu artistique, c’est la première fois ?
Non on en avait déjà fait de telle taille auparavant.
Légalement ?
Non c’est la première fois.
C’est une consécration, une sorte de reconnaissance.
La reconnaissance du ventre.
Je pensais que tu me dirais que c’est super bien, que tu es super content d’avoir ta photo en haut d’un panneau
Non c’est super, en plus on a été affiché dans des endroits que l’on n’aurait jamais pu atteindre, on a été mis super haut, c’est très impressionnant.
Ces deux expériences te donnent l’envie de nouveaux projets ?
J’en reviens toujours à l’affichage à l’échelle un. Je travail sur la performance, sur l’installation maintenant. Le but ultime ça serait de pouvoir passer devant Beaubourg et de voir mon nom dessus. J’ai envie de poursuivre mes stéréoscopes, c’est un travail sur la photo en trois dimensions. J’aimerais avec des miroirs de cinq mètres, créer une illusion d’optique pour que le spectateur rentre dans la photo. J’aimerais duper les gens, car il ne faut pas avoir confiance dans nos sens, encore moins dans nos yeux, car voir ce n’est pas forcément savoir.
Liens
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