Propos recueillis par Pierre-Évariste Douaire
Pierre-Évariste Douaire. Que faisiez-vous avant de créer votre galerie?
Jérôme de Noirmont. Avant d’ouvrir la galerie en 1994, j’ai été pendant dix ans antiquaire. J’achetais des objets de toutes les époques. J’étais chineur.
Pourquoi l’art contemporain?
Je côtoyais beaucoup d’artistes et j’avais envie de travailler avec eux. Je voulais exposer et défendre l’art de notre époque, présenter la création actuelle.
Pourquoi s’installer avenue Matignon ? Quartier chic, mais éloigné des pôles artistiques contemporains?
En 1994 le marché de l’art sortait d’une très grande crise. Toutes les grandes villes étaient touchées de New York à Londres en passant par Paris. Il n’existait pas encore de quartiers clairement consacrés à l’art contemporain. La Bastille était à ses balbutiements et la rue Louise Weiss n’existait pas encore. A l’inverse j’avais besoin de travailler très rapidement, et de rémunérer les artistes que j’embarquais avec moi. Le VIIIe arrondissement s’est imposé car il avait l’avantage de drainer une clientèle étrangère, grâce à ses grands hôtels et ses commerces de luxe. Dès le départ les collectionneurs étrangers descendus à Paris au Bristol, situé au coin de la rue, passaient devant la galerie avant de se rendre avenue Montaigne pour leur shopping. C’est anecdotique mais ce sont des petits détails qui comptent. Parfois le succès tient à peu de chose!
Dès le début vous aviez l’intention de vous tourner vers l’international?
Depuis l’antiquité l’art est international. C’est un échange perpétuel. L’art s’est toujours affranchi des frontières. Les Romains achetaient des statues aux Grecs, la Chine et la Hollande ont toujours commercé. L’aspect marchand d’une oeuvre d’art est trop souvent négligé à mon goût. Sa valeur, son prix, lui permettent de voyager. C’est grâce à eux qu’elle pourra affronter le passage du temps. Sa survie est liée à son prix. Je suis un propriétaire provisoire de ce que je possède. Mon rôle de galeriste se résume à la fonction de passeur. Au final il n’y a que les œuvres qui nous survivent.
Vous vouliez axer votre stratégie sur des collectionneurs internationaux?
Tout à fait, nous avions un but précis. Nous voulions présenter des artistes étrangers, ce qui avait pour corollaire de tisser des liens avec des collectionneurs étrangers. Les Français n’étaient pas pour autant oubliés. Je ne voulais pas faire de prosélytisme pour une catégorie d’artistes. J’étais plus intéressé par les questions et les interrogations des artistes que par leur nationalité. Le message primait plus que le passeport d’origine. La création était la maîtresse de nos destinées. La création contemporaine m’intéresse quand elle permet de s’accepter et d’accepter les autres.
Vous avez dès vos débuts exposé de grands noms de l’art contemporain.
Dès 1997 Jeff Koons a exposé à la galerie. C’était sa première exposition en France. Aucun autre lieu, même institutionnel, n’avait franchi le pas. Nous avons eu la chance de faire la même chose avec Shirin Neshat. En 1999 nous avons produit un de ses tout premiers films. Il est maintenant projeté dans le monde entier et c’est une grande fierté pour nous.
Comment avez-vous réussi à les convaincre de venir à Paris?
Grâce à un mélange de culot et de flan. Je les ai démarchés personnellement. Je leur proposais de les défendre directement en France. Ils étaient parfois surpris, mais à force de conviction on finissait toujours par lier des contacts.
Quels étaient les arguments que vous mettiez en avant pour les convaincre?
Je leur vantais Paris, un endroit extraordinaire, une cité dédiée aux arts. J’insistais sur l’éclatement des foyers artistiques dans le monde. Plus aucune ville ne peut se prévaloir du monopole des arts plastiques.
Paris demeure une place importante par son histoire et par son actualité, il était important pour eux de ne pas la négliger, car elle reste un endroit artistiquement et culturellement attirant. L’attrait financier ne les poussait pas à venir travailler ici. Les collectionneurs français n’étaient pas encore assez nombreux pour les intéresser. Il fallait pouvoir leur donner des garanties financières. La production d’œuvres était un argument qui permettait d’emporter leur décision. Le contact privilégié avec l’artiste est tout aussi important que les propositions d’expositions et de monstration que vous lui proposez. Amener des projets permet d’exciter sa curiosité, son envie de travailler avec vous sur des commandes publiques ou privées.
Être capable de monter une œuvre monumentale comme celle de Jeff Koons à Avignon permet de surmonter les résistances les plus dures j’imagine?
Solange Auzias de Turenne, la commissaire de l’exposition les «Champs de la sculpture», avait commandé Split Rocker. Mais le projet a avorté pour des raisons techniques et le coût d’installation de la sculpture végétale. La pièce était tellement lourde et si difficile à mettre en place sur l’avenue des Champs-Élysées, que ces complications et le manque de temps ont eu raison de notre enthousiasme.
Mais grâce à Jean de Loisy, le commissaire de la Beauté in fabula, qui a eu vent de l’état d’avancement de la production en cours et de l’impossibilité de terminer dans les temps les travaux à Paris, nous avons pu la réaliser en Avignon. Il nous a laissé choisir l’emplacement dans la cour du Palais des Papes.
L’événement était de taille, pour la France, car elle avait l’exclusivité mondiale de cette réalisation, et pour Jeff Koons, qui avait à sa disposition un lieu fabuleux. Le résultat était à la hauteur de nos espérances. Split Rocker trônait dignement dans la cité papale, il était le point d’orgue de la manifestation. La fondation Pinault l’a acquis avant l’inauguration.
C’est difficile d’exposer des artistes stars avec la concurrence actuelle?
Non car vous établissez des liens affectifs avec les artistes. Un climat de confiance se tisse au fil des années. Il faut pouvoir leur garantir des retombées économiques, de belles expositions et de beaux projets. Vous ajoutez à cela une complicité de dix ans et au final il n’est pas difficile de travailler avec eux. Pour autant rien n’est jamais acquis d’avance et il faut se battre continuellement. C’est ça qui est bien !
Daniel Templon me disait dans une interview précédente que les galeries anglo-saxonnes ne permettaient plus à leurs artistes d’exposer à l’étranger, car elles imposent des conditions financières prohibitives.
La France est moins attractive sur des données purement commerciales. Si vous traitez par l’intermédiaire de ces galeries ce n’est pas financièrement intéressant. Par contre si vous passez outre et que vous traitez directement avec les artistes, les barrières et les réticences tombent d’elles-mêmes.
Il me disait qu’il pouvait librement accueillir les artistes conceptuels…
C’est vrai que Daniel a connu les années 1970. C’était un véritable no man’s land commercial pour l’art. Les opportunités étaient beaucoup plus faciles à lancer. Dès les années 1980 les choses ont changé et les affaires sérieuses se sont mises en place. Encore une fois tout dépend des relations privilégiées que vous entretenez avec les artistes.
Comment les choisissez-vous justement?
Certaines galeries se spécialisent dans un type d’art, moi je préfère me laisser guider par mon plaisir. Une galerie, malgré le travail en équipe, reste à l’image d’un homme. Elle reflète le choix d’une personne. Il faut créer des liens très étroits avec les artistes et les collectionneurs. C’est une alchimie très particulière à obtenir. Je choisis les artistes que j’aime, qui me questionnent, qui recoupent mes propres préoccupations, qui m’amènent à douter. Leur esthétisme me touche et m’influence beaucoup.
Vous avez utilisé le terme de «passeur» pour définir votre rôle de galeriste, pourquoi?
C’est très important de rendre visible l’art de notre époque. Cette mission passe par la vente et par les expositions. Il faut permettre aux œuvres d’être visibles. Cette étape achevée, il faut penser à ceux qui n’ont pas la chance de pouvoir acquérir une pièce unique. Eux aussi ont le droit d’accéder à la création. C’est pour cette raison que nous fournissons un gros effort d’édition. Nous publions beaucoup de catalogues de nos expositions. Tout le monde peut se l’offrir contrairement aux œuvres exposées. Il permet de garder une impression de l’exposition.
Donner la photographie d’un moment précis permet d’œuvrer pour la postérité. Mais c’est aussi un bon argument de vente, il ne faut pas le nier, ils facilitent les ventes. Leur diffusion dans le monde permet aux artistes de toucher un public très large. Le spectateur lambda comme le directeur d’un musée ont accès à l’exposition. Pour les textes, nous privilégions des auteurs qui s’intéressent aux artistes et qui amènent un regard nouveau. Des grands conservateurs étrangers et des critiques français travaillent de concert avec les artistes et la galerie. Cet échange est bénéfique. Il illustre bien selon moi, la façon dont fonctionne l’art contemporain aujourd’hui.
Vous avez pensé votre site internet comme vos catalogues.
Internet est un outil de communication très important. Les galeries sont très en retard dans ce domaine, elles ne pensent qu’en terme de rentabilité immédiate. Nous soignons particulièrement la mise à jour des visuels et des textes pour rester crédible.
Il y a dans votre galerie un goût pour le travail bien fait, pour le rendu impeccable.
Si vous parlez du côté méticuleux du travail de Pierre et Gilles, je pense qu’il favorise l’accessibilité à l’œuvre exposée. Par ce biais elle se donne plus facilement. C’est un marche pied qui aide le spectateur. Ensuite vient le temps de la complexité et des interprétations. Ce genre de facture permet un accès immédiat. Le public n’est pas rejeté, il peut grâce à cette politesse tourner la première page du livre qui lui est proposé.
Vous êtes la galerie des couples : Pierre et Gilles, McDermott et McGough, Eva et Adèle. Le travail à quatre mains est-il plus intéressant que les autres?
C’est un hasard que je n’explique pas. Je travaille avec eux sans doute parce qu’avec mon épouse nous formons aussi un duo. Mais nous n’avons pas voulu cela. Cette situation s’est imposée d’elle-même. Je vous rassure nous n’avons pas encore cherché à débaucher Gilbert et George. Nous ne nous destinons pas à devenir la galerie des couples d’artistes. Par contre le travail en collaboration m’a toujours intéressé. Quand Warhol et Basquiat peignent ensemble le résultat me fascine toujours. J’ai toujours été frappé par les ateliers hollandais du XVIe et surtout du XVIIe siècle, qui mélangeaient la peinture du père et du fils. Réaliser une œuvre à deux ou quatre mains ne m’intéresse que si le résultat est satisfaisant. La signification d’une œuvre m’importe plus que sa réalisation. Peu importe qu’elle soit le fruit d’une ou plusieurs personnes.
Comment vous répartissez-vous les tâches avec votre épouse?
Je m’occupe de la partie artistique, de la création, de la production des œuvres. Elle prend en charge la communication et l’aspect administratif. Tout cela en relation étroite avec les artistes. Elle est la moitié de moi-même dans la création et l’activité de la galerie. Elle est essentielle.
Est-il vrai que les galeries choisissent leurs collectionneurs comme à l’entrée d’une boîte de nuit (se reporter à Adam Lindeman, Collectionner l’art contemporain, éd. Taschen)?
Certaines galeries s’ingénient à créer des files d’attentes fictives en expliquant que l’artiste ne produit que trois tableaux dans l’année. En fait il s’agit de trois tableaux vendus dans l’année. Nuance. Peu d’artistes ne font que trois œuvres dans l’année. Cette façon de procéder est purement marketing. Depuis dix ans, la concurrence entre les maisons de vente a changé la vision traditionnelle du marché de l’art. Le rapport entre la galerie et le collectionneur est dépassé par l’arrivée des grosses maisons. Ces nouveaux acteurs ont imposé des techniques commerciales nouvelles et agressives. Certaines provoquent la pénurie d’un artiste ou raréfient son offre. Je comprends la chose quand le manque est réel, quand une production se limite à une vingtaine d’œuvres par an, par contre je n’ose pas croire qu’un artiste ne produise que trois œuvres dans une année.
Comment voyez-vous l’explosion du marché de l’art contemporain ? La spéculation est de retour, c’est une menace?
L’art contemporain est par essence spéculatif. Il ne faut pas s’en offusquer. Pour sa première exposition un artiste vaut le prix que l’on veut bien lui donner. Mais depuis l’apparition de grandes fortunes à travers le monde, le marché s’est complètement emballé. Ces évolutions sont difficilement perceptibles en France car la société est très nivelée. L’Inde, la Chine et la Russie ont accouché de gens extrêmement riches. C’est assez inimaginable, ces quelques privilégiés concentrent des liquidités colossales! Après avoir acheté tout ce dont ils rêvaient, ils jettent leur dévolu sur des œuvres d’art pour se différencier. Le marché contemporain en profite actuellement, mais il ne faudrait pas que les collectionneurs soient lésés dans cette histoire.
C’est-Ã -dire?
Certaines œuvres sont devenues inabordables tandis que d’autres, par effet de levier, voient leurs prix s’envoler. Le marché de l’art est très transparent. Beaucoup plus transparent qu’il n’y paraît, car tout se passe en galerie. Ce n’est que pendant les ventes aux enchères que le grand public s’étonne. Les prix records font grand bruit dans l’opinion public, mais cela reste marginal et très médiatique. Ce genre de phénomène favorise la starification des artistes les plus en vue. Cela profite aux artistes et surtout à la création. Tant mieux.