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Jérôme Bel

Avec Cour d’honneur, Jérôme Bel questionne la mémoire du théâtre en s’appuyant sur les souvenirs, sentiments de spectateurs ayant assisté à des représentations données dans la Cour d’honneur. Il créé ainsi son spectacle sur une scène emblématique qui symbolise tous les théâtres et dont la mémoire peut valoir pour la mémoire de tous les autres théâtres, «pour tout le théâtre autant que cela puisse» (J. Bel).

Jean-François Perrier. Votre spectacle s’appelle Cour d’honneur en référence au lieu le plus symbolique du Festival d’Avignon. Pourquoi ce titre?
Jérôme Bel. En février 2009, j’étais en tournée à Los Angeles. Pendant une visite de la maison des designers Charles et Ray Eames, située face au Pacifique, j’ai eu l’idée de faire un spectacle sur la mémoire d’un lieu, plus précisément d’un théâtre.
Ces dernières années, j’avais fait des pièces basées sur les mémoires de danseurs (Véronique Doisneau (2004), danseuse du Ballet de l’Opéra de Paris, Pichet Klunchun and Myself (2005), danseur classique thaïlandais, et Cédric Andrieux (2009), danseur de Merce Cunningham et du ballet de l’Opéra de Lyon).
J’imaginais un spectacle dans un théâtre qui raconterait les spectacles qui y auraient eu lieu. Puis, je me suis dit que ce théâtre devait valoir pour tous les autres théâtres, pour tout le théâtre, autant que cela se puisse. Ce théâtre n’existe pas, mais j’ai pensé à la Cour d’honneur du Palais des papes à Avignon, qui est l’un des lieux les plus symboliques du théâtre en France.
Ce spectacle serait composé à partir des témoignages de ceux que j’appelle les «agents de la représentation théâtrale», à savoir les acteurs, les metteurs en scènes, les techniciens, les scénographes, les danseurs, les chorégraphes, les ouvreurs, les pompiers de service, les costumiers, les spectateurs… Toutes ces personnes qui «participent», d’une manière ou d’une autre, à l’événement théâtral seraient sur scène et raconteraient ce dont ils ont été les témoins.
Quelques semaines plus tard, Boris Charmatz m’a prévenu qu’il allait être artiste associé à l’édition 2011 du Festival d’Avignon et m’a demandé si je ne serais pas intéressé par la création d’une pièce pour le plein air. Quelle coïncidence incroyable! Je lui ai donc parlé de ce projet sur la mémoire de la Cour d’honneur. L’idée l’a enthousiasmé. Il en a parlé aux directeurs du Festival, mais comme la Cour d’honneur n’était déjà plus disponible ni en 2011, ni en 2012, ceux-ci m’ont proposé de reporter le projet en 2013. Ça m’arrangeait, vu que je ne savais pas très bien comment m’y prendre avec cette pièce, d’autant que, à ma connaissance, il n’y avait pas eu de précédent, que cela n’avait jamais été fait.

Comment avez-vous rencontré les participants à ce projet?
Jérôme Bel. Trouver les acteurs et les techniciens qui ont participé à des spectacles dans la Cour d’honneur n’était pas très compliqué puisque leurs noms apparaissaient dans les programmes. Par contre, trouver des spectateurs ayant vu des spectacles dans la
Cour d’honneur me semblait plus compliqué. Cette question du «recrutement» des spectateurs a été résolue par les directeurs du Festival d’Avignon qui m’ont proposé de rencontrer les spectateurs durant les trois semaines de l’édition 2011. Nous avons mis cette annonce dans le programme du Festival:

«Avis de recherche. En vue de la pièce qu’il prépare pour la Cour d’honneur du Palais des papes en 2013, Jérôme Bel souhaite rencontrer des spectateurs ayant assisté à un ou plusieurs spectacles dans ce lieu depuis la création du Festival. Il les recevra à l’École d’Art, sans rendez-vous, de 15h à 17h, du lundi 11 au vendredi 22 juillet, sauf samedi et dimanche.»

On ne savait pas à quoi s’attendre, peut-être que personne ne viendrait. Personnellement, je n’aurais jamais répondu à une telle annonce! De plus, mon idée de faire participer les spectateurs était purement spéculative. Je ne savais pas du tout si les spectateurs auraient des choses intéressantes à dire. Et s’ils s’étaient bornés à me dire: «J’ai vu tel spectacle dans la Cour d’honneur en 1983, j’ai beaucoup aimé, j’ai passé une très bonne soirée», je n’aurais pas continué ce projet et peut-être même que j’aurais mis fin à ma carrière, car personnellement je ne fais pas des spectacles pour que les gens passent une bonne soirée. Je suis plus ambitieux que ça!
Personnellement, le théâtre a changé ma vie et c’est pour ça que j’en fais professionnellement. Là, l’enjeu était de connaître, quantifier la réception des œuvres théâtrales ou chorégraphiques par de «vrais» spectateurs, des spectateurs dont le théâtre n’est pas le métier, des amateurs de théâtre ou de danse. Ma question était: qu’est-ce que l’art produit sur les gens dont l’art n’est pas le métier? Qu’est-ce que le théâtre produit dans la vie des gens qui agissent dans un autre champ professionnel? Quelles sont les conséquences des spectacles sur les spectateurs, en bien ou en mal?

Avez-vous rencontré beaucoup de spectateurs à la suite de cet avis de recherche?

Jérôme Bel. En fait, la salle n’a pas désempli. Nous (mon assistant Maxime Kurvers et moi-même) avons rencontré une centaine de personnes. Chaque récit de spectateur était intéressant à différents niveaux. Certains témoignages de spectateurs étaient plus articulés que d’autres. Quelques-uns partageaient des choses très intimes. D’autres approchaient une dimension politique, critique et parfois théorique du théâtre. Face à ce matériel foisonnant, j’ai décidé de recentrer le projet sur ces paroles. Car celui qui fait l’expérience globale de la représentation théâtrale est le spectateur (et pas le technicien de théâtre ou l’interprète, qui eux, sont trop parties prenantes du spectacle et ne peuvent en avoir qu’une expérience partielle). La mémoire de la Cour d’honneur ne sera ainsi évoquée que par les témoignages des spectateurs, à partir du point de vue des spectateurs. J’ai donc décidé de faire le spectacle avec certains d’entre eux. J’ai choisi une vingtaine de spectateurs, dont les paroles étaient les plus subjectives et singulières, qui parlaient de points de vue différents, tous d’âges différents et de catégories professionnelles différentes.

J’ai cette théorie que le spectateur est un paramètre nécessaire à la représentation théâtrale. La représentation spectaculaire ne peut avoir lieu que si les trois fonctions suivantes sont activées: l’auteur, l’interprète et… le spectateur. Il faut savoir que, même si je suis identifié comme chorégraphe, la danse n’est pour moi qu’un moyen, certainement pas un but. Je veux dire que ce qui m’intéresse plus particulièrement, c’est le dispositif théâtral lui-même, que je définis ainsi: des personnes assises dans le noir qui regardent d’autres personnes agissant dans la lumière. Ce dispositif du théâtre occidental, qui a subi de nombreuses modifications depuis le théâtre grec jusqu’à celui que nous connaissons aujourd’hui, est une de mes obsessions. J’essaie de comprendre comment à travers ce dispositif fonctionne la représentation spectaculaire. Chaque spectacle que je fais est une tentative de révéler les pouvoirs, mais aussi les limites de ce dispositif.

Ça, c’est la théorie, mais en pratique, mettre en scène des spectateurs qui ne sont jamais montés sur scène, qui plus est dans la Cour d’honneur face à deux mille autres spectateurs, semblait risqué. Cependant, même si mon projet était pour le moins expérimental, il fallait donner la place qui devait revenir au spectateur: la place d’honneur. Comme j’ai décidé de continuer, il fallait trouver un titre. Cour d’honneur s’est imposé. La Cour est le sujet de la pièce, c’est aussi bête que ça, c’est le personnage principal comme Hamlet est le nom du personnage principal dans la pièce de Shakespeare.

Pendant les séances de travail avec les spectateurs, leur parole était-elle complètement libre ou aviez-vous imaginé un questionnaire précis en fonction de votre projet?
Jérôme Bel. Complètement libre bien sû ! Mon travail était essentiellement d’écouter les spectateurs et de mettre en forme avec eux leurs paroles, afin qu’elles soient audibles par les autres spectateurs.

Des acteurs professionnels partageront la scène avec les spectateurs. Quelle sera leur part dans le spectacle?

Jérôme Bel. Le deuxième principe de ce spectacle, c’est que certains souvenirs évoqués par les spectateurs seront parfois réactivés. C’est-à-dire que certaines des scènes de spectacles que les spectateurs auront vu dans le passé dans la Cour d’honneur seront rejouées par les acteurs ou les danseurs d’alors.

Propos recueillis par Jean-François Perrier.
Avec l’aimable collaboration du Festival d’Avignon.

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