, comme ses œuvres, comme son univers surprotégé derrière un confortable matelas de millions, comme un dossier de presse concocté par une bonne agence de com’.
L’artiste-homme-d’affaires s’emploie donc à marteler certains termes soigneusement choisis dans le but de peaufiner son image et d’en effacer certains traits préjudiciables.
C’est ainsi que l’homme mesuré, confiant en lui et en ses capacités, qui conçoit l’art comme «une quête permanente de l’effacement de l’anxiété», sort littéralement de ses gonds à la seule évocation du mot «kitsch» qui lui colle à la peau : «Les images que j’ai travaillées n’ont rien à voir avec cela».
Pour sortir ses œuvres de l’infamie du «kitsch» qui les frappe, il leur invente une dimension collective, historique et, pourquoi pas, démocratique, voire politique. Suggérant en effet qu’«elles reflètent une sorte d’histoire culturelle de masse, qu’elles permettent de mettre démocratiquement les gens en rapport avec ce qui est une histoire culturelle commune».
Autant il réfute catégoriquement le «kitsch», autant il ne tarit pas d’éloges en direction du baroque: «J’adore la philosophie du baroque», ou «le baroque est une sorte de royaume spirituel», ou encore, «j’aime la façon dont le baroque représente le pouvoir et le sexe».
L’œuvre de Jeff Koons n’a évidemment rien de baroque, mais l’un des principaux enjeux de l’opération de Versailles consiste à immerger ses productions dans la jouvence d’un joyau de la culture classique en vue de les laver, en quelque sorte, de leur gangue kitsch et de faire possiblement advenir un peu de leur supposée dimension baroque. Les élever, par contiguïté, de la trivialité des stéréotypes visuels, des formes figées et toutes faites, au firmament des archétypes artistiques, c’est-à -dire des modèles, des formes idéales.
Transcender la trivialité kitsch du sujet et de la forme de l’œuvre Michael Jackson and Bubbles (1988), par exemple, dépasser son aspect de copie servile (stéréotype), en la rattachant à un travail mené, martèle-t-il, «à l’échelle d’une conscience de masse, d’une iconographie collective, autrement dit sur des archétypes».
Le recours insistant à l’histoire et à la tradition, l’emploi récurrent du mot «philosophie», sont pour Jeff Koons d’autres façons de se dégager de la platitude kitsch.
Mais on ne passe pas si facilement du monde terrestre du business, du people et de la fabrication à celui des valeurs transcendantes de la pensée et de l’art. On assiste donc à une tentative aussi concertée que désespérée de conférer de la hauteur «archétypale», de la profondeur historique, de l’ampleur philosophique et éthique, voire une visée politique, à des productions arrimées aux triviales valeurs du marché, aux règles de la spéculation, et confrontées à ce paradoxe d’être esthétiquement victimes de leur succès commercial.
Il est ainsi curieux, et sans doute révélateur, de suivre un artiste vedette du marché international de l’art contemporain en train de s’échiner à s’inscrire dans le passé, jusqu’à avouer son détachement, sinon sa méconnaissance, de l’art d’aujourd’hui : «Je me tiens au courant des directions de l’art aussi bien dans le présent que dans le futur proche, mais philosophiquement mon intérêt réside dans la compréhension de l’art du passé».
Face aux aléas des cotes du marché, à la futilité des sujets figurés, à l’inconsistance esthétique des productions, et à leur minceur matérielle et symbolique, il est stratégiquement nécessaire de se raccrocher à quelque chose de stable, à une permanence: une «vraie tradition», une «histoire», une «continuité», un «dialogue qui va beaucoup plus loin dans le temps». C’était l’un des enjeux de l’exposition de Versailles, c’est encore celui de cet entretien.
Le succès marchand de Jeff Koons réside sans doute dans une force de vente et de marketing, dans une organisation quasi industrielle de la production. Il repose aussi sur un fragile équilibre à entretenir sans cesse entre une sorte d’esthétique de la positivité et un risque d’inconsistance des œuvres.
La positivité programmatique de Jeff Koons, sa «quête permanente de l’effacement de l’anxiété», inverse totalement certaines des grandes postures esthétiques de l’époque moderne telles que la «négativité» de Theodor Adorno, le «théâtre de la cruauté» d’Antonin Artaud, ou l’art de peintres comme Francis Bacon.
Contrairement à eux, et dans une époque artistique différente, Jeff Koons refuse d’être un «artiste qui choque». Son attitude vise pour cela à systématiquement «mettre le spectateur en confiance» dans sa relation avec l’œuvre. Ce qui, esthétiquement, se traduit par un soin particulier accordé à la «finition parfaite de l’œuvre», et à la production d’«effets de surface» très sophistiqués, obtenus grâce à l’emploi des «nouvelles technologies». Ce qui, en réalité, consiste à s’adapter aux attentes des clients potentiels, et à enfermer la création dans les limites de l’acceptable.
Le panorama serait cependant incomplet sans une petite touche éthique : «Je fais attention à rester absolument honnête», souligne Jeff Koons en opposant l’honnêteté à l’attitude consistant «uniquement à capter l’attention des gens à un moment donné». A la différence de cette séduction facile du spectateur, qui est vouée à l’éphémère, l’honnêteté est une condition de l’inscription des œuvres dans la durée.
L’éthique et l’esthétique, l’histoire et la philosophie (y compris «les interrogations élémentaires»), la politique, la positivité, le contemporain et le passé: rien ne manque. A 21 millions de dollars la pièce, c’est bien normal.
André Rouillé.
Lire :
Entretien de Jeff Koons par Henri-François Debailleux, Libération, 29-30 nov. 2008.
Liens:
L’opération Koons à Versailles
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